— Mon fils ? Hillel ?
— Oui, Hillel. Comme je vous connais bien, j'ai accepté pour lui rendre service. En principe, je ne fais jamais ça. Il me faut cette ordonnance, docteur Goldman.
Elle se sentit défaillir. Elle promit de revenir avec une ordonnance avant la fin de la journée et rentra chez elle. Elle eut envie de vomir, elle crut à un cauchemar. Hillel avait-il acheté du Talacen à la demande de Woody ? Ou le lui avait-il fait ingérer à son insu ?
Le téléphone sonna. Elle décrocha. C'était la banque à propos du remboursement de l'hypothèque de la maison d'Oak Park. Anita dit que c'était une erreur : l'hypothèque avait été remboursée depuis longtemps. Mais son interlocuteur reprit : « Madame Goldman, vous avez contracté une nouvelle hypothèque en août. Votre mari m'a apporté de documents signés de votre main. La maison a été hypothéquée pour six millions de dollars. »
Oncle Saul avait financé le stade en faisant un emprunt de six millions de dollars. La maison d'Oak Park avait été sacrifiée pour réparer son ego blessé.
Elle se laissa envahir par la panique. Elle fouilla le bureau de son mari et toutes ses affaires personnelles.
Dans le sac de sport qu'il utilisait pour jouer au tennis, elle découvrit des documents comptables qu'elle n'avait encore jamais vus.
Tante Anita téléphona aussitôt à Oncle Saul. Ils eurent une violente dispute au téléphone. Elle lui dit qu'elle ne pouvait plus le supporter, qu'elle le quittait. Elle prit sa voiture, emportant les documents comptables avec elle, et roula au hasard. Elle finit par téléphoner à Patrick Neville pour lui demander de l'aide. Elle était dans un état de détresse totale et il lui proposa de venir à New York.
Ce soir-là, Patrick avait prévu un dîner en tête à tête avec une jeune femme qui travaillait avec lui et qui lui plaisait. Il décommanda. Lorsque Tante Anita vit le champagne sur la table, elle regretta de déranger Patrick le soir de la Saint-Valentin. Il insista pour qu'elle reste. « Vous n'allez nulle part, lui dit-il. Je ne vous ai jamais vue aussi bouleversée. Vous allez me dire ce qui se passe. »
Elle raconta tout : le Talacen et l'hypothèque. Si c'était Hillel qui avait dopé Woody à son insu, elle voulait que Patrick intervienne auprès de l'université pour que Woody soit réhabilité. Elle espérait pouvoir encore sauver sa carrière. Elle voulait aussi que Patrick puisse trouver un moyen de mettre un terme au contrat qui liait Saul et l'université, récupérer ce qui pouvait l'être de leur argent et sauver leur maison.
Elle lui montra ensuite les documents qu'elle avait emportés avec elle. Patrick les étudia attentivement : cela ressemblait furieusement à une comptabilité falsifiée.
— On dirait que Saul détourne de l'argent du cabinet sur l'un de ses comptes. Il le camoufle ensuite en modifiant les totaux des factures de ses clients.
— Mais pourquoi ferait-il une chose pareille ?
— Pour éponger un emprunt trop important, qu'il a peut-être de la peine à rembourser.
Patrick proposa ensuite à Anita de dîner. Il lui dit qu'elle pouvait rester chez lui autant qu'elle le voulait. Puis, soudain, le téléphone sonna : c'était le portier. Woody était là, il voulait monter. Patrick demanda à Anita de se cacher dans une des chambres. Woody arriva à l'appartement.
La suite était connue.
Lorsque Patrick eut fini de parler, je restai sans voix pendant un long moment, complètement sonné. Et je n'étais pas au bout de mes surprises. Car Patrick me confia ensuite qu'il avait parlé avec Hillel du Talacen. Il était allé le trouver à Madison et l'avait obligé à tout lui raconter.
Hillel avait expliqué que le soir du 14 février, Woody et lui avaient eu une dispute terrible. Woody avait découvert le reliquat de Talacen caché au fond d'une armoire. Hillel n'avait pas jugé bon de s'en débarrasser.
— Tu as dopé Woody à son insu ? s'était désespéré Patrick.
— Je voulais qu'il soit chassé de l'équipe de football. Je m'étais renseigné sur les produits interdits, et le Talacen était le plus simple à obtenir. Je n'ai plus eu qu'à mélanger les comprimés avec les protéines et les compléments alimentaires que Woody prenait.
— Mais pourquoi avoir fait une chose pareille ?
— J'étais dévoré par la jalousie.
— Tu étais jaloux de Woody ?
— Il était le préféré de mes parents. C'était évident. Il récoltait toute l'attention. Je l'ai réalisé lorsque nous avons été séparés et que j'ai dû aller à l'école spéciale. Mes parents m'ont éloigné de Baltimore. Mais ils ont gardé Woody près d'eux. Papa lui a appris à conduire, il l'a poussé à faire du foot, il l'a emmené voir les matchs des Redskins. Et moi, pendant ce temps, j'étais où ? À une heure de route, coincé dans cette école de merde ! Il m'a pris mes parents, puis il a pris mon nom. À l'université, il a décidé de se faire appeler Goldman. Il a obtenu la bénédiction de mes parents pour faire inscrire notre nom sur son maillot. Il était désormais le Grand Goldman, le champion de football. Il nous devait tout, nous l'avions sorti de la rue. Depuis toujours, quand on lui demandait qui il était, il disait : je suis le copain d'Hillel Goldman. J'étais sa référence. Mais voilà qu'à l'université on me disait en entendant mon nom : « Goldman ? Comme Woody, le joueur de l'équipe de football ? » Je ne voulais plus le voir jouer, je ne voulais plus entendre son nom de faux-Goldman. J'ai décidé d'agir à la fin de l'été qui a suivi la mort de mon grand-père. En mettant de l'ordre dans ses affaires, j'ai trouvé son testament. Mon père nous avait dit que, selon les volontés de Grand-père, Woody, Marcus et moi, nous partagerions 60 000 dollars. C'était un mensonge. Dans les volontés de mon grand-père, Woody n'apparaissait pas. Mais mon père, pour ne pas faire de peine à Woody, son chouchou, a décidé de l'inclure d'autorité. Woody prenait trop de place, je devais faire quelque chose.
Ce fut un choc terrible.
Hillel avait été celui qui avait détruit la carrière de Woody. C'était à cause de lui que, à la suite de leur dispute, Woody s'était rendu chez Patrick Neville le soir du 14 février, était tombé nez à nez avec Tante Anita, et qu'elle était morte.
Quant à mon oncle Saul, si après le Drame il était resté si longtemps au Marriott de Baltimore, ce n'était pas parce qu'il ne voulait pas retourner à la maison d'Oak Park, mais parce qu'il ne la possédait plus. À ce moment-là, sans travail depuis des mois, à court de liquidités, il avait été incapable de continuer à payer l'hypothèque. C'est pour cela que la banque avait fini par saisir la maison.
Je demandai alors à Patrick :
— Pourquoi n'avez-vous rien dit ?
— Pour ne pas accabler ton oncle davantage. Woody et Hillel connaissaient la vérité sur le Talacen. Était-il bien utile de mêler encore ton oncle à ça ? Et fallait-il révéler à Hillel que son père avait détourné de l'argent et hypothéqué la maison pour financer le stade de Madison ? Il ne restait plus à ton oncle que sa dignité. J'ai voulu le protéger. J'ai toujours aimé ta famille, Marcus. Je ne vous ai toujours voulu que du bien.
Coconut Grove, Floride.
Septembre 2011.
Environ trois semaines après que j'étais allé assister à la destruction de son nom sur le stade, Oncle Saul me téléphona. Il avait une voix faible. Il me dit simplement : « Marcus, je ne me sens pas bien. Il faut que tu viennes. » Je compris que c'était urgent et je réservai un billet sur le prochain vol à destination de Miami.
J'arrivai en début de soirée à Coconut Grove. La Floride était accablée par une chaleur cuisante. Devant la maison de mon oncle, je trouvai Faith assise sur les marches qui menaient au porche. Je crois qu'elle m'attendait. À la façon dont elle me prit dans ses bras pour me saluer, je compris qu'il se passait quelque chose de grave. Je pénétrai à l'intérieur de la maison. Je le trouvai dans sa chambre, au fond de son lit. En me voyant, son visage s'illumina. Il paraissait néanmoins très faible et était très amaigri.
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