— Qu'est-ce que je peux faire, Oncle Saul ?
— Rien. Et surtout, reste en dehors de tout cela. Rentre chez toi. N'en parle à personne.
— Et si Woody me contacte ?
— Il ne te contactera pas. Il ne prendra pas le risque de te mêler à ça.
À mille miles de Baltimore, Woody et Hillel passèrent la ville de Des Moines, en Iowa.
Lors de notre dernière soirée, ils savaient déjà qu'ils n'iraient pas à la prison de Cheshire. Woody ne pouvait pas supporter l'idée de la prison.
Ils avaient dormi dans des motels à proximité de l'autoroute. Ils payaient tout en liquide.
Leur plan de route était de traverser le pays jusqu'au Canada, en passant par le Wyoming et le Montana. Ils traverseraient ensuite l'Alberta, puis toute la Colombie-Britannique jusqu'au Yukon. Ils s'installeraient là-bas, ils trouveraient une petite maison. Ils referaient leur vie. Personne ne viendrait les chercher là-bas. Dans un sac, en général sous la garde de Woody, ils avaient 200 000 dollars en liquide.
De retour à Nashville le lendemain, je racontai à Alexandra ce qui s'était passé. Je lui donnai les consignes reçues d'Oncle Saul. Ne parler de cela à personne, et entre nous surtout pas au téléphone.
Je me demandai si je devais aller à leur recherche. Elle m'en dissuada. « Woody ne s'est pas perdu, Markie. Il s'est enfui. Ce qu'il veut, c'est justement qu'on ne le retrouve pas. »
*
29 octobre 2004.
Hillel n'avait pas réapparu.
Le Marshal retourna interroger Oncle Saul.
— Où est votre fils, Monsieur Goldman ?
— Je ne sais pas.
— Cela fait plusieurs jours qu'il n'a pas été vu à l'université.
— Il est majeur, il fait ce qu'il veut.
— Il a vidé son compte-épargne il y a une semaine. D'où avait-il autant d'argent d'ailleurs ?
— Sa mère est morte il y a deux ans. C'était sa part d'héritage.
— Donc votre fils a disparu avec beaucoup d'argent en même temps que son ami recherché. Je crois que vous voyez où je veux en venir.
— Pas du tout, inspecteur. Mon fils fait ce qu'il veut de son temps et de son argent. Nous sommes dans un pays libre, non ?
Hillel et Woody étaient à une vingtaine de miles de Cody, dans le Wyoming. Ils s'étaient trouvé un petit motel où l'on payait les nuits en liquide, et le patron ne posait aucune question. Ils ne savaient pas comment passer la frontière avec le Canada sans risquer d'être pris. Au moins, dans le motel, ils étaient à l'abri.
La chambre disposait d'une petite kitchenette. Ils pouvaient se faire à manger sans avoir besoin de sortir. Ils avaient fait provision de pâtes et de riz, des produits faciles à stocker et qui n'étaient pas périssables.
Ils pensaient au Yukon. C'était ce qui les faisait tenir. Ils imaginaient une maison en rondins, au bord d'un lac. Tout autour, la nature sauvage. Ils gagneraient leur vie en allant à Whitehorse de temps en temps, rendre des menus services aux gens, comme ils l'avaient fait à l'époque des Jardiniers Goldman.
Je pensais sans cesse à eux. Je me demandais où ils étaient. Je regardais le ciel et je me disais qu'ils regardaient sans doute le même ciel. Mais depuis où ? Et pourquoi ne m'avaient-ils rien dit de leurs intentions ?
*
16 novembre 2004.
Il y avait trois semaines qu'ils étaient en fuite.
Hillel, accusé d'apporter son concours à un fugitif, était également recherché par le Marshals Service. Ils bénéficiaient d'un avantage : les recherches n'étaient pas très poussées. La police fédérale avait des criminels bien plus importants à traquer, et les moyens consacrés à les retrouver étaient limités. Dans ce genre de cas, la personne en fuite finissait toujours par se faire pincer lors d'un contrôle, ou était poussée à la faute par manque d'argent. Ce n'était pas le cas d'Hillel et Woody. Ils ne bougeaient pas de leur chambre. Ils avaient beaucoup d'argent avec eux.
« Tant qu'on ne se montre pas, tout va bien », disait Hillel à Woody.
Mais ils n'allaient pas tenir encore longtemps enfermés. C'était comme la prison. Ils devaient essayer de franchir la frontière, ou au moins de changer de motel pour prendre un peu l'air.
Deux jours plus tard, ils repartirent en direction du Montana.
Les paysages étaient époustouflants. C'était un avant-goût du Yukon.
À Bozeman, dans le Montana, ils firent la connaissance d'un homme dans un bar de motards, qui leur confia être en mesure de leur faire des faux papiers pour vingt mille dollars. C'était une grosse somme, mais ils acceptèrent. Des faux documents de qualité étaient le garant de leur invisibilité, et donc de leur survie.
L'homme leur proposa de les emmener jusqu'à un hangar proche, pour faire des photos d'identité. Ils le suivirent, lui à moto, eux en voiture. Mais le rendez-vous était une embuscade : quand ils descendirent de leur véhicule, ils se retrouvèrent entourés par un groupe de motards armés. Tenus en loue et fouillés, ils se firent voler leur sac d'argent.
*
19 novembre 2004.
Ils se retrouvèrent avec seulement mille dollars, qu'Hillel avait dissimulés dans une poche intérieure de sa veste. Ils passèrent une première nuit, dans la voiture, sur une aire de repos.
Le lendemain, ils roulèrent en direction du Nord. Leur plan était chamboulé. Sans argent, ils n'iraient nulle part. L'essence engloutissait le peu qu'il leur restait. Woody se disait prêt à commettre un braquage. Hillel l'en dissuada. Ils devaient se trouver un emploi. N'importe où. Mais surtout ne pas se faire remarquer.
Ils passèrent la nuit du 20 au 21 novembre sur un parking du Montana. Vers trois heures du matin, ils furent réveillés par des coups sur la vitre et une lumière aveuglante. C'était un policier.
Hillel ordonna à Woody de se tenir tranquille. Il baissa sa vitre.
— Vous n'avez pas le droit de passer la nuit sur le parking.
— Désolé, Monsieur l'agent, répondit Hillel. On s'en va tout de suite.
— Restez dans le véhicule pour le moment. Je voudrais votre permis de conduire et une pièce d'identité de la personne qui vous accompagne.
Hillel vit la panique envahir les yeux de Woody. Il lui souffla d'obéir. Il remit les documents au policier, qui retourna à sa voiture procéder aux vérifications.
— Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Woody.
— Je vais démarrer et on se tire.
— Dans les cinq minutes, on aura toute la police de l'État derrière nous, on ne s'en sortira pas.
— Qu'est-ce que tu proposes alors ?
Woody, sans répondre, ouvrit sa portière et sortit.
Hillel entendit le policier crier : « Retournez dans votre voiture ! Retournez immédiatement dans votre véhicule ! » Woody dégaina soudain un revolver et ouvrit le feu. D'abord une fois, puis une deuxième. Les balles vinrent se loger dans le pare-brise. Le policier plongea derrière sa voiture pour se protéger et sortir son arme, mais Woody était déjà à sa hauteur et lui tira dessus. Une première balle l'atteignit au thorax.
Woody tira encore sur lui à quatre reprises. Puis il courut jusqu'à la voiture. Hillel était prostré. Les mains sur les oreilles. « Démarre ! cria Woody. Démarre ! » Hillel obéit et la voiture disparut dans un crissement de pneus.
Ils roulèrent un moment, sans croiser personne. Puis ils bifurquèrent sur un chemin forestier et ne s'arrêtèrent que lorsqu'ils furent certains d'être invisibles au milieu des arbres.
Hillel sortit de voiture.
— Tu es complètement fou ! hurla-t-il. Qu'est-ce que t'as fait, bon Dieu, qu'est-ce que t'as fait ?
— C'était lui ou nous, Hill' ! Lui ou nous !
— On a tué un homme, Woody. On a tué un homme !
Читать дальше