« Tant pis ! » dit Woody.
Ils remontèrent les escaliers du sous-sol en courant. À cet instant, Luke qui arrivait en trombe pila devant la maison et se précipita à l'intérieur. Il tomba nez à nez avec Woody et Colleen qui s'apprêtaient à sortir par la porte arrière.
« Cours ! » cria Woody à Colleen avant de se jeter sur Luke. Luke lui envoya un coup de poing et un coup de coude dans le visage et Woody s'écroula par terre. Luke se mit à lui donner de violents coups de pied dans le ventre. Colleen se retourna. Elle était sur le pas de la porte : elle ne pouvait pas abandonner Woody. Elle attrapa un couteau sur le comptoir de la cuisine et menaça Luke.
— Arrête, Luke !
— Sinon quoi ? ricana Luke. Tu vas me tuer ?
Il fit un pas en avant, elle ne bougea pas. Il eut un second mouvement très rapide : il lui attrapa le bras et le tordit. Elle lâcha le couteau et poussa un cri de douleur. Il lui attrapa les cheveux et lui frappa la tête contre le mur.
Woody essaya de se relever : Luke attrapa une lampe, arrachant le câble électrique, et la lui jeta au visage. Puis une petite table d'appoint avec laquelle il le frappa encore.
Il retourna vers Colleen, la tira par la chemise et se mit à la cogner.
« Je vais te passer l'envie de faire l'idiote avec moi ! » cria-t-il.
Tout en la battant, il gardait un œil sur Woody. Mais celui-ci, puisant dans ses dernières forces, parvint à se relever d'un mouvement rapide et se rua sur Luke, lui assénant un coup de poing par surprise. Luke attrapa Woody et voulut le jeter contre une table basse, mais Woody s'accrocha à lui et tous les deux tombèrent au sol. Ils luttèrent férocement, puis Luke parvint à attraper la gorge de Woody et serra tant qu'il put.
Woody eut le souffle coupé. Il aperçut derrière lui Colleen effondrée par terre, en sang. Il n'avait pas d'autre choix. Parvenant à se dégager le dos, il réussit à saisir le revolver rangé dans l'élastique de son pantalon. Il enfonça le canon dans le ventre de Luke et appuya sur la détente.
Une détonation retentit.
Juillet 2004.
La nuit de la mort de Luke, Madison ne dormit pas.
Les habitants s'agglutinèrent le long des banderoles de police pour essayer de glaner quelques miettes du spectacle. La rue était balayée par les gyrophares des voitures de police. Des agents de la division criminelle de la police d'État du Connecticut furent dépêchés depuis New Canaan pour prendre en charge l'enquête.
Woody fut arrêté et transféré au quartier général de la police d'État à New Canaan. Le coup de téléphone auquel il avait droit fut pour Oncle Saul.
Celui-ci appela son collègue avocat à New Canaan et se mit immédiatement en route avec Hillel. Ils arrivèrent à une heure du matin et purent s'entretenir avec Woody. Il souffrait de blessures superficielles et avait été soigné au quartier général de la police par des ambulanciers. Colleen, elle, avait été transportée à l'hôpital. Elle était salement amochée.
Woody, sonné, raconta en détail ce qui s'était passé dans la maison de Luke.
— Je n'avais pas le choix, expliqua Woody. Il allait nous tuer tous les deux.
— Ne t'inquiète pas, le rassura Oncle Saul. Tu étais en état de légitime défense. On va rapidement te sortir de là.
Oncle Saul et Hillel s'installèrent dans un hôtel de New Canaan pour la nuit. Woody devait être déféré devant un juge le lendemain. Au vu des circonstances, il fut libéré contre une caution de 100 000 dollars, que Saul paya, et le procès fut fixé au 15 octobre.
Hillel m'avait prévenu des événements et je me rendis immédiatement dans le Connecticut. Woody avait interdiction de quitter l'État. Il ne pouvait pas rester à Madison après ce qui s'était passé.
Hillel et moi lui trouvâmes une petite location au calme, dans une ville proche où Colleen put le rejoindre à sa sortie de l'hôpital.
*
Les deux mois et demi qui nous séparaient du procès de Woody passèrent assez rapidement.
Hillel et moi nous relayâmes auprès de lui pour lui tenir compagnie. Il ne fallait pas le laisser seul. Il y avait heureusement Colleen, tellement douce avec lui. Elle anticipait ses besoins. Elle veillait sur lui. Elle était sa bouée de secours.
Mais la seule personne à avoir un véritable effet sur lui était Alexandra. Je le vis lorsqu'elle vint à son tour dans la maison du Connecticut.
Avec nous, Woody était le plus souvent silencieux. Il répondait poliment aux questions qu'on lui posait, s'efforçait de faire bonne figure. Quand il voulait être seul, il partait courir. Quand Alexandra était avec lui, il parlait. Il était différent.
Je compris qu'il l'aimait. Comme moi, depuis toujours, depuis que nous l'avions rencontrée en 1993, il l'aimait. Passionnément. Elle lui faisait l'effet qu'elle me faisait. Ils avaient les mêmes discussions interminables. À plusieurs reprises, ils restèrent sur la petite terrasse en bois devant la maison pendant des heures à discuter.
Je faisais le tour de la maison et je m'asseyais par terre, dans l'herbe, dans un angle où ils ne pouvaient pas me voir.
Je les écoutais. Il se confiait à elle. Il s'ouvrait à elle comme il ne s'était jamais ouvert à nous.
— Ce n'est pas comme pour Tante Anita, lui expliqua-t-il. Je ne ressens rien pour Luke. Je ne suis pas triste, je n'ai pas de remords.
— C'était de la légitime défense, Woody, dit Alexandra. Il n'en semblait pas convaincu.
— Au fond, j'ai toujours été violent. Depuis que je suis petit, tout ce que je sais faire, c'est taper sur les gens. C'est comme ça que j'ai rencontré les Baltimore, parce que je me battais. Et c'est comme ça que je vais les quitter.
— Pourquoi les quitter ? Pourquoi dis-tu cela ?
— Je crois que je vais être condamné. Je crois que c'est la fin.
— Ne dis pas des choses pareilles, Woody.
Elle lui attrapait le visage, elle plantait ses yeux dans les siens et elle lui disait : « Woodrow Finn, je t'interdis de dire des choses pareilles. »
J'étais jaloux de ces moments d'intimité que j'espionnais. Elle lui parlait comme elle me parlait à moi. Avec la même tendresse. À moi aussi, quand elle voulait me faire une gentille remontrance, elle m'appelait par mon prénom et mon nom. Elle disait : « Marcus Goldman, cesse de faire l'imbécile. » C'était sa façon de faire semblant d'être fâchée.
Il lui arrivait d'être vraiment fâchée. Elle avait des colères superbes. Rares, mais magnifiques. Elle fut furieuse contre moi lorsqu'elle réalisa que j'espionnais ses moments avec Woody et que j'éprouvais de surcroît de la jalousie.
Après m'avoir surpris, comme elle ne voulait pas me faire une scène dans la maison, elle dit à Woody et Colleen : « Marcus et moi allons au supermarché. » Nous montâmes dans sa voiture de location, elle conduisit jusqu'à ce que nous soyons hors de vue, s'arrêta et se mit à crier : « Marcus, est-ce que tu es complètement fou ? Tu es jaloux de Woody ? »
J'eus la mauvaise idée de vouloir protester. De lui dire qu'elle était trop attentive à lui et qu'elle l'appelait par son prénom et son nom. « Marcus, Woody a tué un homme. Tu comprends ce que cela signifie ? Il va être jugé. Je crois qu'il a besoin de ses amis. Et tu n'es pas un ami quand tu te gonfles de ressentiments stupides pour tes cousins ! »
Elle avait raison.
Woody était le seul à penser qu'il irait en prison. Oncle Saul, qui se rendit plusieurs fois dans le Connecticut pour préparer sa défense, était convaincu du contraire.
Ce n'est que quand il eut accès au dossier de l'accusation qu'il se rendit compte que la situation était plus grave qu'il le pensait.
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