Il fallait maintenant trouver un moyen de le faire connaître. Dans ce genre de situation, il n'y avait qu'une solution : prendre une voiture et sillonner le pays pour faire la tournée des radios.
Et c'est ce que nous fîmes, Alexandra et moi.
Nous traversâmes le pays de part en part, du nord au sud et d'est en ouest, allant de ville en ville, pour distribuer le disque aux chaînes de radio, et surtout persuader les programmateurs de diffuser ses chansons.
Tous les jours, c'était un recommencement. Une nouvelle ville, de nouvelles personnes à convaincre. Nous dormions dans des motels bon marché, où Alexandra parvenait à amadouer le personnel et utiliser la cuisine pour préparer des biscuits ou un gâteau à l'intention des responsables de la radio. Elle écrivait aussi de longues lettres manuscrites pour les remercier de leur attention. Elle n'arrêtait jamais. Elle y passait ses soirées, parfois ses nuits. Je somnolais sur le comptoir de la cuisine ou sur un coin de table à côté d'elle. La journée, je conduisais et elle dormait sur le siège passager. Puis nous arrivions à la station radio du jour et elle distribuait ses disques, ses lettres, ses biscuits. Elle envahissait les stations de radio de sa présence fraîche et pétillante.
Sur la route, nous écoutions attentivement les radios. À chaque nouveau morceau, nous espérions, le cœur battant, que ce pourrait être elle. Mais rien.
Puis, en avril, un jour que nous montions dans la voiture, j'allumai la radio et là, nous l'entendîmes soudain. Une radio diffusait sa chanson. Je montai le volume au maximum, je la vis éclater en sanglots. Elle laissait rouler sur ses joues des larmes de joie, elle me prit contre elle et m'embrassa longuement. Elle me dit que tout ça, c'était grâce à moi.
Cela faisait presque six ans que nous étions ensemble, six ans que nous étions heureux. Je pensais que rien ne pouvait nous séparer. Sauf le Gang des Goldman.
*
C'est Alexandra qui réunit à nouveau le Gang des Goldman.
Elle était encore en contact régulier avec Woody et Hillel.
Elle me dit, un jour du printemps 2004 : « Il faut que tu parles à Hillel, il doit savoir pour nous deux. C'est ton ami, et c'est le mien aussi. Les amis ne se mentent pas ainsi. »
Elle avait raison, et je le fis.
Au début du mois de mai, je me rendis à Baltimore. Je lui racontai tout. Quand j'eus fini de parler, il me sourit et se jeta dans mes bras :
— Je suis tellement content pour toi, Markie.
Je fus surpris de sa réaction.
— Vraiment ? lui demandai-je. Tu n'es pas fâché ?
— Pas le moins du monde.
— Mais nous avions fait ce pacte, dans les Hamptons…
— Je t'ai toujours admiré, me dit-il.
— Qu'est-ce que tu me racontes ?
— La vérité. Je t'ai toujours trouvé plus beau, plus intelligent, plus doué. La façon dont les filles te regardent, la façon dont ma mère parlait de toi après tes séjours chez nous. Elle me disait : « Prends exemple sur Markie. » Je t'ai toujours admiré, Markie. Et puis tes parents sont géniaux. Regarde, ta mère t'a installé un bureau pour que tu deviennes écrivain. Moi, mon père me tanne depuis toujours pour que je devienne avocat, comme lui. C'est ce que je suis en train de faire. Pour plaire à mon père. Comme je l'ai toujours fait. Toi, tu es un type exceptionnel, Marcus. La preuve : tu ne t'en rends même pas compte.
Je souris. J'étais très ému.
— Je voudrais que nous nous retrouvions avec Woody, lui dis-je. Je voudrais reformer le Gang.
— Moi aussi.
La réunion du Gang qui eut lieu au Dairy Shack d'Oak Park me fit prendre la mesure de l'union que nous formions, mes cousins et moi. Une année avait suffi pour apaiser la souffrance et les reproches et laisser place à cette amitié fraternelle, puissante et inaltérable, qui nous unissait tous les trois. Rien ne pouvait en venir à bout.
Nous nous retrouvâmes tous autour d'une même table, à siroter des milk-shakes, comme nous le faisions enfants. Il y avait Hillel, Woody et Colleen, Alexandra et moi.
Je réalisai qu'au fond Woody était heureux à Madison avec Colleen. Elle l'avait apaisé, elle avait soigné ses blessures, elle l'avait reconstruit. Il était parvenu à surmonter la mort de Tante Anita.
Comme pour défier le mauvais sort, après le Dairy Shack, nous nous rendîmes tous au cimetière de Forrest Lane. Alexandra et Colleen restèrent en retrait. Woody, Hillel et moi nous assîmes devant sa pierre tombale.
Nous étions devenus des hommes.
La photo de nous trois n'était pas telle que je l'avais imaginée dix ans plus tôt.
Ils n'étaient pas devenus les êtres tout en superlatifs que j'avais rêvés. Ils n'étaient pas devenus un grand footballeur et un avocat célèbre. Ils n'étaient pas devenus aussi extraordinaires que je l'aurais souhaité. Mais ils étaient mes cousins et je les aimais plus que tout.
A Oak Park, dans la grande maison de Willowick Road, mon oncle Saul n'était plus celui que j'avais connu. Il était plus seul, et plus triste. Mais au moins, lui aussi, je l'avais retrouvé.
J'en vins à me demander si, enfant, c'était moi qui avais rêvé à leur place. Si au fond, je ne les avais pas perçus différemment de ce qu'ils étaient réellement. Avaient-ils été réellement ces êtres hors du commun que j'avais tant admirés. Et si tout ceci n'avait été qu'une création de mon esprit ? Et si, depuis toujours, j'étais moi-même mon propre Baltimore ?
Nous passâmes la soirée et la nuit tous ensemble dans la maison des Baltimore, bien assez grande pour nous héberger. Oncle Saul était aux anges de nous voir réunis chez lui.
Il devait être minuit, nous étions sur la terrasse au bord de la piscine. Il faisait très chaud. Nous regardions les étoiles. Oncle Saul nous rejoignit et s'installa parmi nous. « Les enfants, nous dit-il, je me disais que nous pourrions tous nous retrouver ici pour Thanksgiving. »
Quel bonheur de l'entendre parler ainsi ! Je frissonnai de joie en l'entendant dire « les enfants ». Je fermai les yeux et je nous revis tous les trois, douze ans plus tôt.
Sa proposition suscita l'approbation générale. Nous étions excités rien qu'à l'idée d'imaginer la table de Thanksgiving. Il faudrait que les mois passent vite.
Mais il n'allait pas y avoir de Thanksgiving cette année-là. Deux mois plus tard, au début du mois de juillet 2004, Luke, le mari de Colleen, sortit de prison.
Il avait purgé sa peine.
Madison, Connecticut.
Juillet 2004.
La rumeur traversa la ville à la seconde où il remit un pied en ville. Luke était de retour.
Il débarqua un matin avec un air triomphal, s'affichant sur les terrasses des bars de Madison. « Je suis rangé des bagnoles, s'esclaffait-il à qui voulait bien l'écouter. Je frappe plus personne. » Il éclatait d'un rire bête.
Il s'installa chez son frère, qui était son référent vis-à-vis de son officier de probation. Grâce à son réseau à Madison, il retrouva immédiatement un emploi en tant que manutentionnaire dans un magasin d'outillage. Le reste du temps, on le vit bientôt rôder en ville à longueur de journée. Il disait que Madison lui avait manqué.
Colleen fut terrorisée de savoir Luke libre. Elle ne pouvait plus se promener en ville sans risquer de le croiser. Woody avait peur aussi, mais il ne voulait pas le lui dire et s'efforça de la rassurer. « Écoute, Colleen, on savait bien qu'il sortirait un jour ou l'autre. Il a l'interdiction de s'approcher de toi, de toute façon, sinon il retourne en taule. Ne te laisse pas impressionner par lui, c'est tout ce qu'il cherche. »
Ils s'efforcèrent de faire comme si tout était normal. Mais l'omniprésence de Luke les condamna bientôt à éviter les lieux publics. Ils allaient faire leurs courses dans une ville voisine.
Читать дальше