Nos journées étaient longues. Le soir, après avoir joué dans les cafés, fatigués, nous allions dans un diner que nous aimions, ouvert jour et nuit, et nous nous affalions sur une banquette. Nous étions épuisés, affamés, mais heureux. Nous commandions des énormes hamburgers et une fois rassasiés, nous restions un moment. Nous étions bien. Elle me disait : « Raconte-moi, Markie, raconte-moi un jour comment ce sera… »
Je lui racontais ce que nous deviendrions.
Je lui racontais le succès de sa musique, les tournées à guichets fermés, des stades remplis, des milliers de personnes venues pour l'entendre, elle. Je la décrivais jusqu'à pouvoir la voir sur scène, jusqu'à entendre les acclamations du public.
Puis je lui parlais de nous. De New York où nous vivrions, et de la Floride où nous aurions une maison de vacances. Elle demandait : « Pourquoi la Floride ? » Je répondais : « Parce que ce sera bien. »
En général, il était suffisamment tard pour qu'il n'y ait que très peu de clients dans le restaurant. Alexandra attrapait sa guitare, s'appuyait contre moi, et se mettait à chanter. Je fermais les yeux. Je me sentais bien.
Dans le courant de l'automne, nous trouvâmes un studio qui nous fit un bon prix et elle enregistra une maquette.
Il fallait à présent la faire connaître.
Nous fîmes le tour des maisons de disques de la ville. Elle se présentait timidement à la réception, une enveloppe à la main, à l'intérieur de laquelle elle avait glissé un CD, enregistré par ses soins, de ses meilleurs titres. L'employée la regardait avec un air peu commode et elle finissait par dire :
— Bonjour, je m'appelle Alexandra Neville, je cherche une maison de disques et…
— Vous avez une maquette ? demandait la réceptionniste entre deux mouvements de mâchoires qui laissaient entrevoir un chewing-gum.
— Heu… oui. Voilà.
Elle tendait sa précieuse enveloppe à l'employée, qui la posait dans un bac en plastique derrière elle, débordant déjà d'autres maquettes.
— C'est tout ? demandait Alexandra.
— C'est tout, répondait la réceptionniste sur un ton très désagréable.
— Est-ce que vous allez me rappeler ?
— Si votre maquette est bonne, oui, sans doute.
— Mais comment est-ce que je peux être sûre que vous allez l'écouter ?
— Vous savez, ma petite, dans la vie on n'est jamais sûr de rien.
Elle ressortait du bâtiment dépitée et montait dans la voiture où je l'attendais.
— Ils disent que, si ça leur plaît, ils rappelleront, m'expliquait-elle.
Pendant plusieurs mois, personne ne téléphona.
En dehors de mes parents, personne ne sut vraiment ce que je faisais. Officiellement, j'étais dans mon bureau de Montclair occupé à écrire mon premier roman.
Il n'y avait personne pour vérifier.
La seule autre personne à connaître la vérité était Patrick Neville, par le biais d'Alexandra. Je n'étais pas parvenu à renouer avec lui. Il était l'homme qui m'avait pris ma tante.
C'était l'unique ombre au tableau dans ma relation avec Alexandra. Je ne voulais pas le voir : j'avais trop peur de lui sauter à la gorge. Il valait mieux que j'en reste éloigné. Parfois Alexandra me disait :
— Tu sais, à propos de mon père…
— N'en parlons pas. Il faut laisser le temps passer.
Elle n'insistait pas.
Au fond, la seule personne à qui je voulais cacher la vérité sur Alexandra et moi était Hillel. Je m'étais enfoncé dans un mensonge dont je ne pouvais plus m'extraire.
J'étais en contact très irrégulier avec lui ; ce n'était plus comme avant. C'était comme si, avec la mort de Tante Anita, notre relation s'était brisée. Mais ce n'était pas lié à la seule disparition de sa mère, il y avait autre chose que je ne saisis pas immédiatement.
Hillel était devenu sérieux. Il suivait ses cours à la faculté de droit et s'en contentait. Il avait perdu sa magie. Et il avait perdu son alter ego. Il avait coupé les ponts avec Woody.
Woody avait refait sa vie à Madison. Je l'appelais de temps en temps : il n'avait plus rien à raconter. Je compris le mal qui les frappait lorsqu'il me dit un jour au téléphone : « Rien de spécial. La station-service, le boulot au restaurant. Le train-train, quoi. » Ils avaient cessé de rêver : ils s'étaient laissé dévorer par une forme de renoncement à la vie. Ils étaient rentrés dans le rang.
Ils avaient défendu les opprimés, créé leur entreprise de jardinage, ils avaient rêvé de football et d'amitié éternelle. Le liant du Gang des Goldman était là : nous étions des rêveurs de première catégorie. C'est ce qui nous rendait si uniques. Mais désormais, de nous trois, j'étais le dernier à être animé par un rêve. Le rêve originel. Pourquoi voulais-je devenir un écrivain célèbre et pas un écrivain tout court ? À cause des Baltimore. Ils avaient été mes modèles, ils étaient devenus mes rivaux. Je n'aspirais qu'à les dépasser.
En cette année 2002, mes parents et moi nous rendîmes à Oak Park pour célébrer Thanksgiving. Il n'y avait qu'Hillel et Oncle Saul pour manger du bout des lèvres le repas préparé par Maria.
Ce n'était plus comme avant.
Cette nuit-là, je n'arrivais pas à dormir. Vers deux heures du matin, je descendis à la cuisine pour chercher une bouteille d'eau. Je vis de la lumière dans le bureau d'Oncle Saul. J'allai voir et je le trouvai assis dans un fauteuil de lecture, en contemplation devant une photo de Tante Anita et lui.
Il remarqua ma présence et je lui fis signe timidement, gêné de l'interrompre dans ses réflexions.
— Tu ne dors pas, Marcus ?
— Non. Je n'arrive pas à trouver le sommeil, Oncle Saul.
— Quelque chose te tracasse ?
— Que s'est-il passé avec Tante Anita ? Pourquoi t'a-t-elle quitté ?
— Ce n'est pas important.
Il refusait d'aborder le sujet. Pour la première fois, entre les Baltimore et moi, s'était installée une barrière infranchissable : il y avait des secrets.
*
New York. Août 2011.
Qui était cet oncle que je ne reconnaissais plus ? Pourquoi m'avait-il chassé de chez lui ?
Au téléphone, je sentis que sa voix était dure.
J'avais aimé la Floride car elle m'avait rendu mon oncle Saul. Entre la mort de Tante Anita en 2002, et le Drame, en 2004, il aurait eu de quoi sombrer dans une profonde dépression. Mais son déménagement pour Coconut Grove en 2006 l'avait transfiguré. Mon oncle Saul de Floride était redevenu l'oncle aimé. Et pendant cinq ans, j'avais vécu avec la joie de l'avoir retrouvé.
Mais voilà que, de nouveau, je sentais que notre relation périclitait. Il était redevenu cet oncle qui me cachait quelque chose. Il avait un secret, mais lequel ? Était-ce lié au stade de Madison ? Comme j'insistais au téléphone, il me dit :
— Tu veux savoir pourquoi j'ai financé l'entretien du stade de Madison ?
— Je voudrais bien.
— À cause de Patrick Neville.
— Patrick Neville ? Qu'a-t-il à voir avec tout cela ?
Le départ de Woody et Hillel pour l'université eut des conséquences sur la vie d'Oncle Saul et de Tante Anita que je n'aurais jamais soupçonnées. Pendant des années, ils avaient été le noyau existentiel de la vie des Baltimore. Tout avait été construit autour d'eux : les frais de scolarité, les vacances, les cours extrascolaires. Leur routine quotidienne était organisée en fonction de la leur. Les entraînements de football, les sorties, les ennuis à l'école. Pendant des années, Oncle Saul et Tante Anita avaient vécu pour eux et à travers eux.
Mais la roue de la vie tourne : à trente ans, Oncle Saul et Tante Anita avaient la vie devant eux. Ils avaient eu Hillel, ils avaient acheté une immense maison. Et voilà que vingt années avaient passé comme un éclair. Le temps d'un clin d'œil et Hillel, l'enfant tant attendu, était déjà en âge de partir à l'université.
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