Hillel courait du plus vite qu'il pouvait mais il entendait les pas de Porc se rapprocher. Il allait bientôt être rattrapé. Il prit la direction de sa maison. Avec un peu de chance, il arriverait à l'atteindre et à s'y réfugier. Mais juste avant d'arriver à la maison des Baltimore, il se prit le pied dans un vélo d'enfant laissé à l'entrée d'une allée et s'écrasa par terre.
Baltimore, le jour du spectacle de Thanksgiving.
Novembre 1989.
Hillel, poursuivi par Porc, venait de se prendre les pieds dans la bicyclette et s'étala sur le trottoir. Il savait qu'il ne pouvait plus échapper aux coups et se roula en boule pour se protéger. Porc lui bondit dessus et commença à lui envoyer une pluie de coups de pied dans le ventre, puis il l'attrapa par les cheveux et voulut le soulever. Une voix soudain se fit entendre.
« Lâche-le ! »
Il se retourna. Derrière lui se tenait un garçon qu'il n'avait jamais vu, dont la capuche du pull relevé sur la tête lui donnait un air menaçant. « Lâche-le », répéta le garçon. Porc repoussa Hillel par terre et se dirigea vers le garçon, fermement décidé à en découdre avec lui. Il n'eut pas le temps de faire trois pas qu'il reçut un coup de poing magistral en plein visage, qui le terrassa. Il roula sur le sol en se tenant le nez et éclata en sanglots.
« Mon nez ! pleurnicha-t-il. Tu m'as pété le nez. » À ce moment, déboulèrent les élèves de l'école qui avaient suivi le début de la poursuite entre Porc et Hillel.
— Venez voir, cria l'un d'eux, il y a Porc qui pleure comme une fille !
— Ça fait drôlement mal ce qu'il m'a fait ! geignit Porc entre deux sanglots.
— T'es qui toi ? demanda l'un des enfants à Woody.
— Je suis le garde du corps d'Hillel. Si vous l'embêtez, je vous collerai à tous des coups de poing dans le nez.
Ils montrèrent leurs paumes en signe de paix.
— Nous on aime tous Hillel, dit un autre, sans descendre de son vélo. On ne lui veut pas d'ennuis. Pas vrai, Hillel ? D'ailleurs, si tu veux, on peut pisser sur Porc.
— On ne pisse pas sur les gens, répondit Hillel toujours au sol.
Woody releva Porc et le pria de dégager : « Allez, tire-toi maintenant, gros patapouf, et va te mettre de la glace sur le nez. » Porc disparut sans demander son reste, toujours en sanglots, puis Woody releva Hillel à son tour.
— Merci, vieux, lui dit Hillel. Tu… Tu m'as vraiment sauvé la mise.
— Avec plaisir. Je m'appelle Woody.
— Comment tu sais qui je suis ?
— Y a ta tronche en photo partout dans le bureau de ton père.
— Tu connais mon père ?
— Il m'a sorti deux ou trois fois de la merde…
— On ne dit pas merde.
Woody sourit.
— Tu es bien le fils de Monsieur Goldman.
— Et comment tu connais mon prénom ?
— J'ai entendu tes parents parler dans le bureau de ton père l'autre jour.
— Mes parents ? Tu connais mes parents ?
— Comme je te disais, je connais ton père. Grâce à lui, je travaille pour le jardinier Bunk. J'étais occupé à nettoyer des pelouses quand je t'ai vu arriver poursuivi par ce gros garçon. Et comme je sais aussi que tout le monde t'embête parce que, quand j'étais dans le bureau de ton père l'autre jour, j'ai vu ta mère arriver — qui est vachement belle d'ailleurs — et…
— Berk, t'es deg' ! Parle pas de ma mère comme ça !
— Ouais, bon bref, ta mère est venue dans le bureau de ton père et elle disait qu'elle était inquiète parce que tout le monde veut te casser la tête à l'école. Alors, du coup, j'étais content que tu te fasses cogner par ce gros lard, comme ça j'ai pu te défendre, histoire de remercier ton père de m'avoir défendu.
— Je comprends rien à ton histoire. Mon père t'a défendu de quoi ?
— J'ai eu des ennuis dans des bagarres et il m'a aidé à chaque fois.
— Des bagarres ?
— Ouais, je me bagarre tout le temps.
— Tu pourrais m'apprendre à me battre, suggéra Hillel. Combien de temps il faudrait pour que je sois aussi fort que toi ?
Woody eut une moue.
— Ben, tu m'as l'air assez nul pour la bagarre. Donc je dirais que ça va probablement te prendre toute la vie. Mais je pourrais t'accompagner à l'école. Comme ça, personne n'oserait plus t'embêter.
— Tu ferais ça ?
— Bien sûr.
À partir du jour où il rencontra Woody, Hillel n'eut plus jamais d'ennuis à l'école. Tous les matins, en sortant de chez lui, il retrouvait Woody à l'arrêt du bus scolaire. Ils montaient à bord tous les deux et Woody l'escortait jusque dans les couloirs de l'école, se fondant dans la foule des autres élèves. Porc gardait ses distances. Il ne voulait pas avoir d'histoires avec Woody.
À la sortie des cours, Woody était là de nouveau. Ils allaient tous les deux sur le terrain de basket et ils faisaient quelques parties endiablées, puis Woody raccompagnait Hillel chez lui.
— Faut que je me dépêche, Bunk me croit en train de tailler des plantes chez tes voisins. S'il me voit avec toi, je suis mort.
— Comment ça se fait que t'es tout le temps ici ? demandait Hillel. T'as pas école ?
— Si, mais je finis plus tôt. J'ai le temps de venir ici.
— Tu vis où ?
— Dans un foyer des quartiers Est.
— T'as pas de parents ?
— Ma mère avait plus le temps de s'occuper de moi.
— Et ton père ?
— Il habite en Utah. Il a une nouvelle femme. Il est très occupé.
En arrivant à proximité de la maison des Goldman, Woody saluait Hillel et disparaissait. Hillel lui offrait toujours de rester dîner.
— Je peux pas, répondait systématiquement Woody.
— Pourquoi ?
— Je dois aller travailler avec Bunk.
— T'as qu'à venir quand t'auras fini et dîner avec nous, insistait Hillel.
— Non. Ça me gêne.
— Qu'est-ce qui te gêne ?
— Tes parents. Je veux dire, pas tes parents à toi. Juste les adultes.
— Mes parents sont plutôt cool.
— Je le sais bien.
— Wood', pourquoi tu me protèges ?
— Je te protège pas. C'est juste que j'aime bien être avec toi.
— Moi, je crois que tu me protèges.
— Alors toi, tu me protèges aussi.
— Je te protège de quoi ? Je suis tout minus.
— Tu me protèges d'être tout seul.
Et ce qui devait être le remboursement d'une dette de Woody envers Oncle Saul se transforma en une amitié indéfectible entre Woody et Hillel. Il venait tous les jours jusqu'à Oak Park. Les jours de semaine, il remplissait son rôle de garde du corps. Le samedi, c'est Hillel qui l'accompagnait dans sa journée de travail avec Bunk, et le dimanche, ils allaient ensemble passer la journée au square ou sur le terrain de basket. Woody se postait dès l'aube sur le trottoir, dans le froid et l'obscurité, et attendait Hillel. « Pourquoi tu rentres pas prendre un chocolat chaud ? insistait Hillel. Tu vas geler dehors. » Mais Woody refusait systématiquement.
Un samedi matin, lorsque Woody arriva dans l'obscurité devant le portail des Goldman-de-Baltimore, il trouva Oncle Saul qui buvait son café. Il lui fit un signe de la tête.
— Woodrow Finn… Ça alors ! C'est donc toi qui rends mon fils si heureux…
— J'ai rien fait de mal, Monsieur Goldman. Je vous le promets.
Oncle Saul sourit.
— Je le sais bien. Allez, viens à l'intérieur.
— Je préfère rester dehors.
— Tu ne peux pas rester dehors, il fait glacial. Allez, viens.
Woody le suivit timidement dans la maison.
— T'as pris ton petit déjeuner ? demanda Oncle Saul.
— Non, M'sieur Goldman.
— Pourquoi ? Il faut manger le matin. C'est important. Surtout si tu jardines ensuite.
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