Une forêt de mains s'éleva dans l'auditoire.
— Est-ce du chahut de jouer au ballon dans le préau ? demanda un garçon.
— Non, c'est de l'exercice, répondit Hennings. À condition de ne pas envoyer le ballon dans la tête de ses petits copains.
— L'autre jour, j'ai vu une araignée dans la cafétéria et j'ai crié parce que j'ai eu peur, confessa une fille un peu honteuse. Ai-je commis un acte de chahut ?
— Non, crier parce qu'on a peur est autorisé. Mais crier pour casser les oreilles de ses camarades est un chahut.
— Mais si quelqu'un crie pour faire du chahut et qu'il fait croire ensuite qu'il a vu une araignée pour ne pas être puni ? interrogea un élève inquiet que la loi puisse être contournée.
— Ce serait malhonnête de faire ça. Et c'est pas bien d'être malhonnête.
— Qu'est-ce que ça veut dire malhonnête ?
— C'est ne pas assumer ses actes. Par exemple, si vous faites semblant d'être malade pour ne pas aller à l'école, c'est être très malhonnête. Une autre question ?
Un petit garçon leva la main et Hennings lui donna la parole.
— Est-ce que sexe est un gros mot ? demanda-t-il. L'assemblée retint son souffle et Hennings eut un instant d'embarras.
— Sexe n'est pas un gros mot… mais c'est un mot, disons… inutile.
Un brouhaha envahit soudain la salle. Si sexe n'était pas un gros mot, pouvait-on l'employer sans violer la charte d'Oak Tree ?
Hennings tapa sur son pupitre pour ramener le calme, constatant là un chahut général, ce qui fit immédiatement taire tout le monde.
— Sexe est un mot qu'on ne doit pas dire. C'est un mot interdit, voilà.
— Pourquoi est-ce interdit si ce n'est pas un gros mot ?
— Parce que… Parce que c'est mal. Le sexe c'est mal, voilà. C'est comme la drogue : c'est quelque chose d'affreux.
Tante Anita, informée par le principal Hennings du texte écrit par Hillel, se trouva complètement désemparée. Elle en était arrivée au point où elle ne savait plus si Hillel était une victime innocente ou s'il payait le prix de ses provocations : elle avait conscience que son ton pouvait parfois être agaçant, ou perçu comme arrogant. Il comprenait plus vite que les autres enfants, il était toujours en avance sur tout : en classe il s'ennuyait vite, il était impatient. Tout cela énervait les autres enfants. Et si, au fond, Hillel n'était que victime d'un chahut dont il était lui-même le déclencheur, comme le disait Hennings ? Elle disait encore à son mari : « Lorsqu'une personne se met tout le monde à dos, n'est-ce pas parce que cette personne ne se montre pas assez aimable, non ? »
Elle décida de sensibiliser les camarades d'Hillel à la problématique du harcèlement scolaire et de leur expliquer qu'il arrive qu'en voulant trop s'intégrer, on se mette tout le monde à dos. Elle fit le tour des maisons d'Oak Park pour parler aux parents des élèves de l'école, et elle expliqua longuement aux enfants que « parfois on pense juste que le chahut est un jeu et on ne réalise pas qu'on fait beaucoup de mal à son camarade ». C'est à peu près en ces termes qu'elle s'adressa à Monsieur et Madame Reddan, les parents du petit Vincent, alias Porc. Les Reddan habitaient une magnifique maison proche de celle des Goldman-de-Baltimore. Porc écouta attentivement Tante Anita et aussitôt qu'elle eut fini de parler, il se livra à un extraordinaire numéro de sanglots et de larmes : « Pourquoi mon ami Hillel ne m'a-t-il pas dit qu'il se sentait rejeté à l'école, c'est vraiment horrible ! Nous l'aimons tous tellement, je ne comprends pas pourquoi il se sent mis à l'écart. » Tante Anita lui expliqua qu'Hillel était un peu différent, et lui, hoqueta, se moucha et en guise de bouquet final il invita, solennel, Hillel à son anniversaire qui avait lieu le samedi suivant.
À la fête en question, aussitôt que les parents Reddan eurent le dos tourné, Hillel eut le bras tordu, fut forcé d'embrasser et de renifler les fesses du chien de la maison avant de se faire savonner le visage avec le glaçage du gâteau d'anniversaire et d'être jeté tout habillé dans la piscine. Entendant le bruit des éclaboussures et les rires des enfants, Madame Reddan accourut, réprimanda vivement Hillel pour s'être baigné sans permission préalable, puis lorsqu'elle découvrit le saccage du millefeuille et que son fils, en pleurs, lui expliqua qu'Hillel avait voulu manger le gâteau avant même qu'il ait soufflé les bougies et sans partager avec personne, elle téléphona à Tante Anita, lui intimant de venir chercher son garçon sur-le-champ. En arrivant devant le portail des Reddan, Tante Anita trouva la mère qui tenait fermement Hillel par le bras, et à côté d'elle, Porc, en larmes, dans le rôle de sa vie, et qui expliquait, entre deux sanglots, qu'Hillel avait gâché toute la fête. Sur le chemin du retour, Tante Anita lança à son fils un regard désapprobateur. Elle finit par soupirer : « Pourquoi as-tu toujours besoin de te faire remarquer, Hillel ? N'as-tu pas envie de te faire quelques bons copains ? »
Hillel se vengea par la rédaction d'un nouveau texte. Cette fois-ci, pas question de passer par le journal de l'école. Il décida d'éditer et photocopier lui-même l'histoire qu'il avait écrite. Le jour de la parution du journal de l'école, il remplaça les exemplaires officiels dans les présentoirs par le numéro de son cru. En découvrant la supercherie, Madame Chariot se précipita dans le bureau du principal Hennings avec tous les exemplaires du pamphlet qu'elle avait pu récolter. « Frank, Frank ! Regarde ce qu'Hillel Goldman a encore fait ! Il a édité un journal pirate avec un texte affreux ! » Hennings attrapa l'une des copies que Madame Chariot lui tendait, la lut et manqua de s'étouffer. Il convoqua immédiatement Oncle Saul, Tante Anita et Hillel.
Le texte s'intitulait Petit Porc. Hillel y racontait l'histoire d'un élève obèse prénommé Porc qui prend un malin plaisir à terroriser ses camarades. Ceux-ci, excédés, finissent par le tuer dans les toilettes de l'école, l'y dépècent et le mettent dans le frigo à viande de la cantine, le mélangeant aux pièces de viande livrées le jour même. L'absence du garçon déclenche des recherches menées par la police. Le lendemain, à l'heure du déjeuner, des policiers viennent à la cafétéria interroger les élèves. « Il faudrait vraiment que l'on retrouve mon petit bichon », gémit la mère de Porc, qui a toutes les caractéristiques de la dernière des imbéciles. Un inspecteur questionne les élèves tour à tour. Ceux-ci déjeunent gaiement d'un rôti de porc. « Vous n'avez pas vu votre camarade ? » demande le policier. « Pas vu, M'sieur », répondent en chœur les élèves, la bouche pleine.
— Monsieur et Madame Goldman, expliqua calmement Hennings à Oncle Saul et Tante Anita, votre fils a de nouveau écrit un texte intolérable. Il s'agit d'une apologie de la violence et il est tout à fait inacceptable d'avoir ce genre de publication au sein d'Oak Tree.
— Liberté d'écrire, liberté d'opinion ! protesta Hillel.
— Ah non, mais ça suffit ! s'agaça Hennings. Cesse de nous comparer à un gouvernement fasciste !
Hennings prit ensuite un air très embêté et expliqua à Oncle Saul et Tante Anita qu'il ne pourrait pas garder Hillel très longtemps au sein de l'école s'il ne faisait pas un effort d'intégration. À la demande de ses parents, Hillel promit de ne plus récidiver en matière de pamphlet. Il fut également convenu qu'il devrait rédiger une lettre d'excuses qui serait affichée dans l'école.
En remplaçant les exemplaires du journal de l'école par sa propre création, Hillel priva les élèves de leur copie habituelle. Pour épargner Hillel, le principal Hennings avait demandé aux enseignants de ne pas en mentionner les raisons exactes. Tous les exemplaires devaient être réimprimés d'ici la fin de la journée. Mais Madame Chariot, de nature fragile et excédée par les plaintes des élèves qui ne comprenaient pas pourquoi le journal n'était pas prêt au jour habituel, finit par perdre ses nerfs et hurla aux protestataires qui prenaient d'assaut la petite salle de rédaction d'ordinaire si tranquille : « À cause d'un certain élève qui se croit supérieur à tout le monde, il n'y aura pas de journal cette semaine ! Voilà ! Le numéro est tout simplement annulé ! Annulé, vous m'entendez ? Annulé ! Les élèves qui se sont donné de la peine pour écrire des articles ne les verront jamais publiés. Jamais ! Jamais ! Vous pouvez tous remercier Goldman. » Les élèves, obéissants, remercièrent Hillel à coups de pied et de cahiers. Porc, après l'avoir durement cogné, le mit tout nu devant la ronde de ses camarades. Il lui ordonna : « Baisse ton froc. » Hillel, s'essuyant le nez en sang, tremblant de peur, s'exécuta et tous rirent. « T'as la plus petite queue que j'aie jamais vue », s'enthousiasmait Porc. Et ils s'esclaffèrent de plus belle. Puis il exigea son pantalon et son slip qu'il lança dans les branches hautes d'un arbre. « Rentre chez toi, maintenant. Il faut que tout le monde voie ta minuscule queue ! » Ce fut un voisin qui, passant en voiture, avait vu Hillel à moitié nu dans la rue et l'avait ramené chez lui. À sa mère, il expliqua qu'un chien l'avait poursuivi et lui avait pris son pantalon.
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