— Je ne le serais pas devenue sans toi…
— Arrête.
Il y eut un silence. Soudain elle m'appela comme elle m'appelait avant : Markie.
— Markie, murmura-t-elle, ça fait huit ans que tu me manques.
— Toi aussi. J'ai suivi toute ta carrière.
— J'ai lu tes romans.
— Tu as aimé ?
— Oui. Beaucoup. Il m'arrive souvent de relire des passages de ton premier roman. J'y retrouve tes cousins. J'y retrouve le Gang des Goldman.
Je souris. Je regardai encore le cliché que je tenais entre mes mains.
— Tu as l'air fasciné par cette photo, me dit-elle.
— Je ne sais pas si elle me fascine ou si elle me hante.
Je rangeai l'image dans ma poche et je repartis.
En passant en voiture le portail de la propriété de Kevin ce jour-là, je ne remarquai pas le van noir garé dans la rue, ni l'homme qui m'observait au volant.
Je m'engageai sur la route, et il me suivit.
*
Baltimore, Maryland.
Novembre 1989.
Depuis qu'il lui en avait fait part, le désir de Woody de tondre la pelouse des Goldman trottait dans la tête d'Oncle Saul. Surtout lorsque Artie vint dîner chez eux et raconta qu'il avait une peine folle à le cadrer.
— Au moins, il aime l'école, dit Artie. Il aime apprendre, et il a la tête bien faite. Mais dès que les cours sont terminés, il fait n'importe quoi, et on ne peut pas avoir un oeil sur lui en permanence.
— Et ses parents ? demanda Oncle Saul.
— La mère a disparu du paysage il y a longtemps.
— Une junkie ?
— Même pas. Elle a juste foutu le camp. Elle était jeune. Le père aussi. Il s'est cru capable d'éduquer le môme, mais le jour où il s'est trouvé une copine sérieuse, ça a été le bordel à la maison. Le petit débordait de colère, il voulait cogner tout le monde. L'assistante sociale est intervenue, un juge pour enfants aussi. Il a été placé dans le foyer, soi-disant provisoirement, puis la copine du père s'est fait muter à Salt Lake City et le père en a profité pour la suivre à l'autre bout du pays, l'épouser et lui faire des enfants. Woodrow est resté à Baltimore, il ne veut pas entendre parler de Salt Lake City. Ils se parlent de temps en temps au téléphone. Le père lui écrit un peu. Ce qui m'inquiète pour Woodrow, c'est qu'il est tout le temps avec ce type, Devon, un délinquant à la petite semaine qui fume du crack et fait joujou avec un calibre.
Oncle Saul avait alors songé que si Woody était occupé à tondre des pelouses après l'école, il n'aurait pas le temps de traîner dans la rue. Il en parla à Dennis Bunk, un vieux jardinier qui détenait le quasi-monopole de l'entretien des jardins d'Oak Park.
— J'engage personne, M'sieur Goldman. Surtout pas des petits connards délinquants.
— C'est un garçon très valable.
— C'est un délinquant.
— Vous avez besoin d'aide, vous avez de plus en plus de mal à assumer votre charge de travail.
Oncle Saul disait vrai : Bunk ne s'en sortait plus et il était trop radin pour se payer un employé.
— Qui paiera son salaire ? demanda Bunk sur un ton vaincu.
— Moi, répondit Oncle Saul. 5 dollars de l'heure pour lui et 2 pour vous, pour votre rôle de formateur.
Après une dernière hésitation, Bunk accepta en pointant un doigt menaçant dans la direction d'Oncle Saul.
— Je vous préviens. Si ce petit con casse mon matériel ou me vole, ce sera à vous de payer.
Mais Woody ne fit rien de tout cela. Il fut enchanté de la proposition que lui fit Oncle Saul de travailler pour Bunk.
— Est-ce que je m'occuperai de votre jardin aussi, Monsieur Goldman ?
— Parfois peut-être. Mais il faut surtout aider Monsieur Bunk. Et lui obéir.
— Je vous promets de bien travailler.
Après l'école et le week-end, Woody sautait dans le bus municipal et rejoignait Oak Park. Bunk l'attendait à bord de sa camionnette dans une rue proche de l'arrêt de bus et ils faisaient leur tournée des jardins.
Il s'avéra que Woody était un aide dévoué et appliqué. Quelques semaines passèrent, et l'automne s'installa sur le Maryland. Les arbres centenaires des rues d'Oak Park se couvrirent de rouge et de jaune avant de déverser leur pluie de feuilles mortes sur les allées. Il fallait nettoyer les pelouses, préparer les plantes pour l'hiver et bâcher les piscines.
Pendant ces mêmes semaines, à l'école d'Oak Tree, Porc continuait de tourmenter Hillel. Il lui lançait des pommes de pin et des pierres, l'attachait et le forçait à manger de la terre ainsi que des sandwichs retrouvés dans des ordures. « Mange ! Mange ! Mange ! » chantaient gaiement les autres enfants tandis que Porc lui serrait le nez pour qu'il ouvre la bouche et enfourne. Lorsqu'il trouvait la force de le narguer, Hillel le remerciait chaleureusement : « Merci pour ce bon déjeuner, je n'avais justement pas assez mangé à midi. » Et les coups pleuvaient de plus belle. Porc vidait son cartable par terre, jetait les livres et les cahiers à la poubelle. Durant son temps libre, Hillel avait commencé un cahier de poésie qui termina inévitablement entre les mains de Porc, qui lui en fit manger certaines pages à mesure qu'il lisait à haute voix ses textes, avant de brûler ce qui restait. De l'autodafé, Hillel put sauver une poésie, écrite pour son amour secret, Helena, une mignonne petite blonde qui ne ratait aucun des spectacles de Porc. Il y vit un signe et, prenant son courage à deux mains, offrit son poème à Helena. Celle-ci en fit des photocopies qu'elle afficha dans l'école. Lorsque Madame Chariot, la responsable du journal, tomba dessus, elle félicita la petite Helena pour ses talents de poétesse, lui donna un bon point et publia le texte dans le journal de l'école sous le nom d'Helena.
La liste des séjours d'Hillel chez le médecin s'allongeait de façon inquiétante — notamment pour des infections de la bouche à répétition — et Tante Anita finit par aller trouver le principal Hennings.
— Principal, je crois que mon fils se fait maltraiter dans votre école, lui dit-elle.
— Non, non, personne ne se fait maltraiter à Oak Tree, nous avons des surveillants, des règles, une charte du vivre-ensemble. Nous sommes une école du bonheur.
— Hillel revient tous les jours avec des vêtements déchirés, des cahiers abîmés ou manquants.
— Il doit apprendre à faire attention à ses affaires. Vous savez, s'il néglige ses cahiers, il aura un mauvais point dans son bulletin.
— Principal Hennings, il ne néglige rien. Je crois qu'il est le souffre-douleur de quelqu'un. Je ne sais pas ce qui se passe dans cette école, mais nous payons vingt mille dollars par an pour voir notre fils revenir de l'école avec des bactéries plein la bouche. Il y a un problème, non ?
— Se lave-t-il bien les mains ?
— Oui, principal, il se lave bien les mains.
— Parce que vous savez, à cet âge-là, les garçons sont souvent des petits cochons…
Tante Anita, agacée, voyant que la conversation tournait en rond, finit par dire :
— Principal Hennings, mon fils a des bleus au visage en permanence. Je ne sais plus ce que je dois faire. Le forcer à s'intégrer ou le mettre dans une institution spécialisée ? Parce que, pour être franche avec vous, il y a des matins où je me demande ce qui va lui arriver quand je l'envoie dans votre école…
Elle éclata en sanglots et comme le principal Hennings ne voulait surtout pas de troubles à Oak Tree, il la consola, lui promit de remédier à la situation et il convoqua Hillel pour essayer de la régler.
— Mon garçon, l'interrogea-t-il, as-tu des soucis au sein de l'école ?
— Disons que je me fais chercher des noises sur le terrain de basket derrière l'école après les cours.
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