— Merci.
Mon pauvre papa, si tu savais les horreurs que j’ai faites pour l’avoir, ce job. Ce boulot que j’adore entraîne ma perte.
— Eh bien, ça en fait des choses à fêter cette année, à Noël ! enchaîna ma mère. Entre le bébé et ta promotion ! Je suis fière de mes filles.
Non, maman, ne dis pas ça. Ne compare pas ce bébé de l’amour à mes conneries, ma solitude, et à la perte de Marc.
— Merci, maman, occupons-nous plutôt du bébé et d’Alice… Je vous ai abandonnés pour mon boulot, pour l’agence. J’ai tiré un trait sur l’essentiel toutes ces années. Je me suis trompée de priorités. Je vous délaisse… je… Pardon pour tout ce que je vous ai fait subir…
— Tu nous appelles plus qu’avant, me coupa-t-elle. Tu ne t’en es pas rendu compte ? On est contents, déjà. Marius et Léa n’ont pas arrêté de nous parler de toi et de ce que tu as fait avec eux cet été…
— C’est vrai, ça ! confirma papa. Depuis que tu es partie en vacances avec ta sœur, nous trouvons avec maman que tu gères mieux, même très bien tes responsabilités et le reste…
— On n’a plus affaire à un courant d’air depuis cet été, m’annonça Cédric. C’est pour ça qu’on n’a rien compris à ton attitude de cinglée…
Depuis cet été, depuis les vacances à Lourmarin, j’aurais eu envie d’ajouter depuis Marc. Il m’avait rendue meilleure, il m’avait redonné accès à mon humanité, il m’avait fait penser à autre chose que mon job et, pourtant, je n’avais jamais été si heureuse de travailler, comme si le fait que ma vie ne tourne plus autour de l’agence, m’avait permis de voir les choses autrement, de m’impliquer de la bonne façon et non plus pathologiquement pour compenser un manque. À ce stade de ma réflexion, un souvenir vieux de plusieurs mois me revint. Gabriel, ce client qui me pourrissait la vie, m’avait dit de mettre un peu de passion dans ma vie en me prédisant que cela me rendrait encore meilleure. À l’époque, je n’avais rien compris. Et pourtant, aujourd’hui, je devais reconnaître que ce sale type, qui n’était peut-être pas si mauvais que ça, avait raison. Tout arrivait. J’avais toujours cru que Bertrand n’avait que ça dans sa vie, alors que non, il y avait une femme qui l’attendait, le soutenait, qui acceptait son ambition. Marc, le peu de temps que nous avions partagé ensemble, ne m’avait jamais fait un seul reproche. Jamais il ne m’avait dit que mon travail nous empêchait de nous voir. Et pourtant Dieu sait qu’il avait dû en souffrir. Tout le monde avait toujours pensé que mon patron me lobotomisait, alors que je m’étais lobotomisée toute seule, comme une grande.
— C’est à cause de ça ? me demanda Alice en attrapant ma main dans la sienne.
Je la regardai, elle me souriait.
— J’ai paniqué, je pensais que je ne pouvais pas, je sais comment je peux devenir avec mon travail, alors… j’ai préféré…
— Garde tes explications pour lui. Nous, on sera toujours là. D’accord ?
— Je ne le mérite pas…
— Mais si…
— Je peux dormir ici ?
— Si le canapé te convient et que te faire réveiller par les enfants ne te pose pas de problème, je n’attends que ça !
— Moi aussi.
— Tu bosses demain ? me demanda Cédric.
— Euh… non… c’est Noël quand même.
Il retint un rire moqueur. Je le méritais.
— Serais-tu en pleine mutation ?
— J’espère… Je retourne au bureau le 26, pas avant. Promis.
— Dans ce cas, tu restes ici jusqu’à ton petit déj’ du 26 !
— Merci, mais il faudra que je repasse chez moi demain.
J’empruntai la Clio pourrie d’Alice pour aller chez moi récupérer quelques affaires et surtout la montagne de cadeaux à déposer la nuit suivante au pied du sapin. Je n’avais pas envie de m’attarder dans mon appartement qui me paraissait à présent aussi accueillant qu’un bloc chirurgical. Je n’avais envie que d’une chose : retrouver la chaleur de la maison de ma sœur. Je jetai à la va-vite quelques vêtements dans un sac et me changeai pour une tenue plus confortable que celle du travail. En moins d’une demi-heure, l’affaire était réglée et le coffre plein. Pourtant, je ne pris pas la direction du périphérique ; je devais retenter ma chance pour lui expliquer, pour reconnaître mes erreurs, ça ne changerait rien à la situation, je le sentais, mais je lui devais ça, et j’en avais besoin. En passant en voiture devant la brocante, j’aperçus une lumière, il était là, je me garai n’importe comment, claquai la portière et courus jusqu’à la boutique. Je pris deux secondes pour calmer ma respiration, puis je poussai la porte. Le silence me déchira. Il écoutait toujours de la musique à la brocante, peu importe qu’il y ait des clients ou non. Là, pas une note, pas une parole, pas un bruit.
— Désolé, mais c’est fermé, l’entendis-je dire du fond de la boutique.
Sa voix était plus catastrophée qu’à l’accoutumée, plus grave encore. Sans m’avancer davantage dans la boutique, je patientai en tripotant mes mains, et remarquai son sac de voyage posé non loin de moi. Oh non, tout sauf ça ! Je reçus un coup de poing dans le ventre, il partait…
— Il faudra revenir après les fêtes, continua-t-il. Je m’en vais dans…
Ça y est, il avait fini par s’approcher. Comme d’habitude, il retira ses lunettes, se frotta les yeux et se pinça l’arête du nez. J’aimais tellement quand il faisait ça…
— Que fais-tu là ? me demanda-t-il sèchement. Tu as besoin d’une distraction pour Noël ? Désolé, je ne suis pas disponible.
— Je voulais te parler.
— Et moi, je ne veux plus entendre parler de toi ! Tu es sourde en plus d’être garce ?
Ça faisait mal.
— S’il te plaît, Marc, bredouillai-je. Après… je promets de disparaître.
— Je sais déjà ce que tu es venue me dire, ta sœur, que tu as dû sacrément manipuler, m’a téléphoné et a plaidé ta cause.
Qu’Alice prenne ma défense après tout ce que j’avais fait me chamboulait, me montrait à quel point elle était bien meilleure que moi.
— Elle n’aurait pas dû.
— Pourquoi ? Pour te permettre de me raconter des conneries ? Ou tu comptais vraiment me dire que tu étais ta propre patronne ? Tu avais prévu de me le dire quand ? Avant ou après m’avoir traité comme une sous-merde !
Chaque regard qu’il me portait était dur, froid, haineux, et ça me faisait de plus en plus mal.
— J’ai déraillé, complètement, je suis désolée. Pardonne-moi… Je ne pensais pas un mot de ce que je t’ai dit…
Il se figea, ses épaules s’affaissèrent et il regarda le plafond en soufflant. Puis il me scruta à nouveau.
— Alors pourquoi as-tu fait ça ? Pourquoi tu nous as fait ça ? insista-t-il en haussant le ton.
— Parce que j’avais peur !
— Peur de quoi ?
— Peur de ne pas y arriver, peur de te faire souffrir…
— J’aurais pu t’aider, te soutenir, ça n’aurait pas été facile tous les jours, mais on aurait pu essayer…
Il s’éloigna un peu plus, me tourna le dos et soupira profondément.
— Tu as choisi à ma place et, toi, tu as choisi ton boulot, Yaël. Crois-tu que ça, je puisse te le pardonner ?
En moins de 24 heures, deux fois la même remarque.
— Je sais, Bertrand m’a dit exactement la même chose.
— Comment ! Tu as parlé de nous à ton patron ? gueula-t-il en me faisant à nouveau face.
Je piquai du nez. Décidément, je faisais tout mal.
— Te rends-tu compte de ce que tu dis parfois ?
— Non, je ne me rends pas compte, je dis des tas de conneries, parce que, parce que…
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