Qu’allais-je faire de cette fin de journée ? Impossible d’aller à l’agence, et de m’expliquer auprès de mes collègues sur ma présence. Pas envie de la bienveillance d’Alice. Terreur à l’idée de me retrouver toute seule chez moi. Je décidai de marcher. En réalité, j’eus plutôt l’impression d’errer dans les rues. Trouver une solution pour corriger mon échec. Ça m’étreignait, ça me coupait la respiration, ça me mettait sur le qui-vive. Les passants me terrifiaient, je faisais tout pour ne frôler personne, ne regarder personne. Mes chevilles me semblaient soudain étonnamment fragiles. Je serrais mon téléphone dans la main : sentir la moindre vibration. J’allais forcément finir par recevoir un appel de Bertrand. Le contraire était inenvisageable. Il n’était que 17 h 15. Que pouvait-on faire d’autre à cette heure-là sinon travailler ? On était en plein milieu de la journée. Je réalisai que je faisais le tour du quartier inlassablement, je ne m’étais pas beaucoup éloignée de la salle des ventes : être prête à accourir au cas où…
Je vagabondais depuis déjà plus de deux heures quand je sentis des gouttes de pluie. Il ne manquait plus que ça ! Je n’avais pas de parapluie et j’étais au milieu de la rue avec le sentiment d’être perdue dans ma ville. L’averse s’intensifia : je devais me mettre à l’abri. Je poussai la première porte qui se présenta. Dans quelle boutique étais-je tombée ? On pouvait même se demander si c’en était une, je me trouvais dans un foutoir sans nom. J’hésitai à ressortir pour vérifier si c’était ouvert au public, j’avais pourtant bien aperçu une vitrine. Je préférai rester au chaud et au sec, tant pis si je dérangeais. Je partirais si on me mettait à la porte. À la réflexion, ça devait être la boutique d’un brocanteur. La poussière me piqua les yeux. Des odeurs de vieux cuirs, de cire, de bois, de friperie me sautèrent au nez. Au premier regard, il était impossible de discerner les objets et les meubles, vu l’enchevêtrement du stock. Cet endroit souffrait d’un sérieux manque de place. Impossible de circuler là-dedans. Les passages entre les meubles étaient microscopiques, ce qui donnait l’impression de pénétrer dans un labyrinthe. Mais on devinait bien qu’on était très loin du style Louis XV ou Empire. Ici, c’était le règne des Trente Glorieuses, niveau déco. Il y avait de tout : un canapé, des consoles, des tables gigognes, un buffet en Formica, quelques chaises Tulip dissimulées dans un coin et qui, vu leur état, devaient attendre la visite d’un tapissier, ainsi qu’une quantité d’objets dont l’utilité restait obscure. Dehors, il faisait de plus en plus un temps de chien, et pourtant l’endroit était lumineux, grâce à de nombreuses lampes vintage allumées un peu partout. L’absence de lumière directe donnait une atmosphère douce, chaleureuse, avec peut-être des vertus apaisantes. Si seulement, ça pouvait marcher sur moi. Je m’avançai un peu et m’arrêtai devant une étagère en métal et bois qui accueillait un tourne-disque, de vieux Polaroid et même une caméra Super 8. Mon regard accrocha un présentoir avec une collection de cartes Vidal, comme celle que nous avions à l’école. À cet instant, je tendis l’oreille ; cette musique… Black trombone, monotone, le trombone, c’est joli. Tourbillonne gramophone… Gainsbourg… une émotion furtive me fit reprendre ma respiration… une vision de mon père nous saoulant, ma sœur et moi, gamines. Je l’entendais encore nous dire à notre époque boys band : « Les filles, ça, c’est de la musique, je vais vous faire votre culture ! » En réponse, nous le charriions sur son âge avec Alice, et tout finissait en éclats de rire. Ce souvenir s’évapora lorsque j’entendis par-dessus la voix de Gainsbourg une autre voix, une voix d’homme : « Black trombone, monotone, autochtone de la nuit, Dieu pardonne la mignonne qui fredonne dans mon lit… Black trombone, monotone, elle se donne à demi, nue frissonne… » Je regardai partout, cherchant à distinguer d’où provenait cette voix. Impossible de le savoir, l’homme devait être au fond de la boutique, dissimulé derrière un paravent damier. En tout cas, il y allait le type, il s’y croyait, même. Et pourtant, il chantait faux ! Malgré tout, c’était plutôt agréable à entendre ; son souffle était en parfaite harmonie avec les notes, son timbre était chaud. Ça m’arracha presque un sourire, surtout quand il fit les cuivres avec sa bouche et sa voix. Je préférai repartir aussi discrètement que j’étais arrivée, quitte à me faire tremper.
— Yaël ? entendis-je dans mon dos.
Cette voix… Je me figeai, la main sur la poignée. Ma migraine me donnait des hallucinations, ce n’était pas possible autrement. Je me retournai brusquement ; les bras m’en tombèrent, ma gorge se serra, mes poings se fermèrent, mon cœur battit plus vite, en faisant un bond de dix ans en arrière. J’étais face à un revenant, qui semblait aussi sidéré que moi.
— Yaël… c’est bien toi ?
Il avança dans ma direction. Il n’avait presque pas changé, si ce n’étaient les lunettes en écaille qui avaient fait leur apparition sur son nez légèrement tordu depuis qu’il se l’était cassé en faisant l’imbécile avec Adrien ; ça avait pissé le sang et avec les filles on avait joué les infirmières en l’accompagnant aux urgences. Le maillon manquant de la troupe s’était matérialisé là, sous mes yeux.
— Bonjour, Marc, lui dis-je, la voix blanche.
Personne n’avait plus prononcé ce prénom depuis bien longtemps. Moi, la première.
— On t’a cru mort ! sifflai-je avec ironie.
Ma remarque le toucha, il retira ses lunettes et passa sa main dans ses cheveux courts ; il avait toujours ce même châtain clair virant au blond avec le soleil. Il regarda en l’air, la respiration coupée, totalement désarçonné. Bien fait pour lui ! Il avait intérêt à s’armer de courage s’il comptait m’affronter. Puis il se frotta les yeux, ouvrit la bouche une première fois, sans rien dire, mais en bougeant les mains. Visiblement, il cherchait ses mots. Il ne fallait pas qu’il compte sur moi pour lui faciliter les choses.
— Yaël… si je m’attendais à ça…
— Tu n’as rien de plus à dire ! aboyai-je, mauvaise.
Ce cher Marc se liquéfiait à vue d’œil. C’était tout ce qu’il méritait.
— Si… Pardon… Que fais-tu ici ?
La question à ne pas poser.
— Je m’abrite de la pluie.
— Merci la pluie de t’avoir envoyée ici, me dit-il, un grand sourire aux lèvres.
Il allait mieux d’un coup ! Il croyait peut-être que je faisais de l’humour. Il ravala vite fait sa mine satisfaite lorsqu’il remarqua que je ne partageais pas son avis. Pourquoi fallait-il que ça tombe aujourd’hui ? Ça me saoulait ! Comme si je n’avais pas assez de choses et de soucis en tête ! Allez, j’allais rembobiner le film et faire comme si les cinq dernières minutes n’avaient pas eu lieu.
— Je vais te laisser, annonçai-je sèchement.
Il fit un pas vers moi en tendant le bras.
— Non… Attends… Tu ne peux pas repartir déjà ! Je veux avoir de tes nouvelles… savoir ce que deviennent les autres.
Il se foutait de moi ou quoi ! Avait-il oublié ce qu’il avait fait ? Je serrai les poings pour contenir ma colère.
— Il est un peu tard, non ? Qui a disparu de nos vies du jour au lendemain, sans jamais donner de nouvelles ? Qui nous a laissé imaginer le pire ? Le pire, Marc ! Tu m’entends ?
J’avais besoin de me défouler et il tombait à pic. Il me fixait, de plus en plus penaud.
— S’il te plaît… laisse-moi t’expliquer… et après tu décideras ou non de me dire ce que vous devenez.
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