Voilà, c’était comme d’habitude. On me demandait de comprendre leurs petits soucis, de les écouter parler de leurs mômes, mais eux ne faisaient aucun effort pour moi. Jamais ils n’avaient essayé de comprendre ce que mon job représentait.
— Mais si, mais si… bien sûr qu’on est heureux pour toi, s’empressa de répondre mon beau-frère.
— C’est juste que tu vas avoir encore plus de boulot, renchérit Jeanne.
— Ça tombe bien, c’est tout ce que je demande, marmonnai-je sans quitter ma sœur des yeux.
Elle piqua du nez et plongea sa fourchette dans son assiette.
— Changeons de sujet, c’est aussi bien. De toute façon, ça ne sert à rien, on n’est pas d’accord.
Alice avait donc décidé que ce soir-là nous ne nous battrions pas comme des chiffonnières. Je picorai un morceau pour bien signifier que de mon côté aussi le sujet était clos. Je n’avais pas d’énergie à perdre avec ces conneries. Je n’ouvris plus la bouche du repas.
Mon téléphone retentit au moment du dessert, je sautai de ma chaise pour le récupérer sur la table basse.
— Oui, Bertrand ?
— J’ai besoin de toi. Je t’envoie un taxi.
Victoire ! J’allais pouvoir me tirer !
— Je ne suis pas chez moi, lui répondis-je en faisant les cent pas.
— Où es-tu, alors ?
— Chez ma sœur, en banlieue.
— Donne-moi tout de suite l’adresse, on n’a pas une minute à perdre.
Je la lui dictai. Il me mit en attente le temps de commander un taxi. Puis il me reprit.
— La voiture sera là dans quinze minutes. Tu vas à Roissy récupérer Sean.
Encore lui ! Il allait falloir que je me retienne de lui balancer l’association à la figure quand il me proposerait un poste. Pourquoi venait-il encore à Paris, celui-là ? Allait-il vendre ou acheter une société ? Sean avait bâti sa carrière sur les reprises d’entreprises en difficulté à travers le monde. Il n’avait pas son pareil pour les dénicher. Avec son armée de conseillers, il faisait le ménage, trouvait les solutions, et relançait l’activité avant de revendre et d’empocher le maximum d’argent.
— Appelle-moi dès que tu es sur la route, je t’expliquerai, continua Bertrand.
— Très bien.
Je raccrochai et récupérai mon sac à main. Autour de moi, c’était comme si le temps s’était suspendu, Adrien avait encore sa fourchette en l’air, la bouche ouverte et tous me fixaient, l’air médusé.
— Je peux emprunter votre salle de bains ?
— Bien sûr, me répondit ma sœur. Mais que se passe-t-il ?
— J’ai un client à récupérer à Roissy.
— Tu es escort, maintenant ?
— C’est bon, Adrien, tes vannes pourries et tes grossièretés, j’en ai ma claque. Tu n’as jamais été classe, mais il y a des limites à ce que je peux supporter !
Encore un autre exemple ; je m’évertuais depuis des années à leur faire comprendre ce que je faisais comme boulot. Pas un effort de leur côté pour retenir mes explications. Je n’en pouvais plus. Sans un regard de plus, je fonçai dans la salle de bains et regrettai à l’instant où j’y pénétrai l’ordre et la propreté de la mienne ou celle de l’agence. Les verres à dents des enfants traînaient dans le lavabo, lui-même couvert de traces de dentifrice et de savon. Quant au miroir, il était moucheté de calcaire, tant pis, j’allais devoir faire avec. Je sortis ma trousse de secours de maquillage. Je me repoudrai avec ma Terracotta, c’est vrai que j’étais pâle ce soir. Ensuite, je remis un coup de crayon sous mes yeux. Alice entra à son tour dans la pièce et s’assit sur le rebord de la baignoire. Je pris un peu de recul, et me dis que j’avais un peu plus figure humaine. Je défis ma queue-de-cheval, ma sœur me prit la brosse à cheveux des mains et commença à les brosser.
— On n’a pas le temps, Alice.
— Pourquoi tu ne les détaches plus jamais ?
— Ça ne fait pas sérieux.
— Ça ne devrait pas être permis de camoufler une chevelure pareille, me dit-elle avec un sourire, voulant certainement rattraper les choses.
J’avais hérité des cheveux roux cuivré de ma mère, trop flamboyants à mon goût pour paraître crédible, je les entravais toujours dans une queue-de-cheval ou un chignon. Ceux d’Alice tiraient davantage sur le blond. J’aurais voulu les siens, elle crevait d’envie d’avoir les miens. Elle fut rapide et me les rattacha comme j’aimais. Je la remerciai et me vaporisai du parfum dans le cou. Un SMS m’informa de l’arrivée du taxi. Je fis un passage éclair dans le séjour, dis au revoir à tout le monde de loin et me dirigeai vers la porte d’entrée, Alice toujours sur les talons. Je pris le temps de l’embrasser.
— Désolée pour tout à l’heure, s’excusa-t-elle.
— Tant pis.
— Je m’inquiète simplement pour toi. C’est le rôle d’une grande sœur.
— Tes dix-huit mois supplémentaires ne te donnent pas vraiment le titre de grande sœur, la charriai-je. Et puis je vais très bien, tu n’as aucune raison de t’inquiéter, c’est le rêve de ma vie qui est en train de se produire.
— Si tu le dis.
— Je file, à très vite !
J’ouvris la porte et montai dans le taxi sans me retourner, en soupirant de soulagement, le téléphone déjà en main pour rappeler Bertrand. Il décrocha à la première sonnerie.
— Je vous écoute, lui dis-je immédiatement.
— Je ne sais pas ce qui s’est passé ! L’information n’est pas arrivée jusqu’à nous, je ne comprends pas. Mais c’est intolérable. Nous avons été négligents.
— Je suis navrée.
— Nous sommes fautifs tous les deux. À nous d’être plus vigilants. J’ai reçu un appel de son assistant juste avant de te joindre, il voulait s’assurer de notre présence à la descente de l’avion.
— Ah bon ? Sean ne m’avait rien dit.
— Il a décidé cet après-midi d’assister à une vente aux enchères demain et a sauté dans un avion. Réserve-lui une chambre immédiatement, tu passeras le récupérer demain matin à 9 h 30 à son hôtel et tu lui serviras d’interprète toute la journée.
Un soupir m’échappa. Comment allais-je m’en sortir ? J’avais dix rendez-vous de programmés le lendemain, dont un avec le responsable des relations publiques d’une marque de maroquinerie de luxe, rendez-vous que j’avais mis des mois à obtenir, je souhaitais développer notre conciergerie.
— Un problème, Yaël ?
Je sursautai.
— Pas du tout, lui répondis-je en essayant d’avoir un ton enjoué.
— À demain.
Il avait déjà raccroché. Sans plus attendre, j’appelai un des palaces où Sean avait ses habitudes, ainsi que la centrale des taxis pour le lendemain matin, sans oublier d’informer par mail mon assistante qu’elle irait faire un tour en banlieue le lendemain pour récupérer l’Autolib’, je déposerais mon badge avant son arrivée à l’agence — ce qui promettait d’être épique. Je croisais les doigts pour qu’elle soit au moins capable de s’acquitter de cette mission. Ça ne devrait pas être compliqué ! L’heure nécessaire pour rejoindre Roissy me servit à ruminer mon erreur ; j’avais baissé la garde en quittant plus tôt le bureau pour aller dîner chez ma sœur, où je m’en étais en plus pris plein la figure. Résultat des courses : j’étais passée à côté d’un truc. C’était bien la première et la dernière fois que ça se produisait. Le ronronnement de la voiture finit par me faire piquer du nez. Je sursautai lorsque le taxi s’arrêta et jetai un coup d’œil à l’heure, sur mon téléphone. Ponctuelle. Après un coup de spray pour me rafraîchir l’haleine, je demandai au chauffeur de laisser tourner le compteur et de me suivre. Je vérifiai les horaires des arrivées et allai me poster à la porte adéquate. Je me redressai, l’air conquérant, campée sur mes escarpins. Un quart d’heure plus tard, les portes s’ouvraient sur notre client anglais.
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