Il se releva et marcha jusqu’à la mer. J’étais frigorifiée, pas parce que la température avait baissé, mais à cause de ce que je venais d’entendre. La vie lui avait donné un fils orphelin de mère qu’il n’avait pas désiré, et, à moi, la vie m’avait retiré ma fille, ma raison d’être. Clara avait l’âge de Declan quand elle est partie. J’étais pourtant loin d’être envieuse. Comment allait-il s’en sortir ? Lui, le solitaire marqué par la mort de sa mère et l’abandon de son père ?
— Diane, il faudrait qu’on y aille. Jack et Abby dînent tôt.
Je restai dix pas derrière lui tandis que nous rejoignions sa voiture. Un pincement au cœur m’étreignit en montant dans son Range Rover. En plus des divers déchets que laissait toujours traîner Edward, il y avait désormais ceux d’un enfant. Autre différence, sa voiture sentait un peu moins le tabac qu’avant. Le trajet fut expédié, il roulait toujours aussi vite. Une fois la voiture garée et le contact coupé, Edward se carra au fond de son siège, ferma les yeux et soupira.
— Edward… je…
— Ne dis rien, s’il te plaît.
Il sortit de la voiture, j’en fis autant. En pénétrant dans la maison d’Abby et Jack, nous fûmes accueillis par des éclats de rire d’enfant qui me firent monter les larmes aux yeux. Je fus assez discrète pour que personne ne le remarque. Edward se contenta de passer la main dans les cheveux de son fils. Je pris le relais d’Abby en cuisine, cela m’occupait et m’éloignait de cet enfant qui m’observait toujours du coin de l’œil.
À table, Abby présidait, Jack était assis à côté de moi et, en face de nous, Edward et son fils. La situation était totalement incongrue. Que faisais-je là ? Je n’avais d’autre choix que de me confronter à cette réalité. Et d’écouter Declan, qui n’arrêtait pas de parler. Le problème devint plus grave quand il me prit pour cible :
— Tu habites où, Diane ? Pourquoi tu es ici ?
Je levai le nez de mon assiette et croisai le regard d’Edward avant d’affronter celui de son fils.
— Je rends visite à Abby et Jack, et j’habite à Paris.
— C’est où t’es allé, papa ?
Je m’accrochai au rebord de la table en l’entendant prononcer ce mot, « papa ».
— Oui, Declan, j’y étais.
— Et t’as vu papa, Diane ?
— Un peu.
— Vous êtes copains, alors ?
Du regard, je suppliai Edward de répondre.
— Diane est surtout amie avec Judith. Maintenant, ça suffit, tu manges et tu arrêtes de parler.
Declan se renfrogna en lançant à son père un regard mêlé de crainte et d’admiration.
À la fin du repas, je me précipitai pour débarrasser. Sauf que Declan, en petit garçon bien élevé, m’aida. Je ne voulais pas être désagréable avec lui, il n’avait rien demandé ni rien fait de mal, mais c’était au-dessus de mes forces. Les enfants sont comme les chiens : moins on veut les voir, plus ils vous collent. Heureusement, Jack nous rejoignit.
— Tu en as assez fait pour ce soir, va donc fumer ta cigarette, me dit-il avec un clin d’œil.
— Merci.
J’étais déjà dans l’entrée quand je surpris une conversation entre Abby et Edward. Il avait une proposition de travail pour le surlendemain, et personne pour récupérer Declan à la sortie de l’école. Abby était dans l’impossibilité d’accepter, elle avait des examens médicaux toute la journée à une cinquantaine de kilomètres de Mulranny. Avec une douceur que je ne lui connaissais pas, Edward la rassura, lui disant que ce n’était pas important. Je m’éloignai en pensant tout le contraire.
En fumant ma cigarette, j’en profitai pour téléphoner à Olivier. À ma grande surprise et aussi à ma grande satisfaction, il passait la soirée avec Félix. Après avoir été rassurée sur l’état des Gens, je ne pus m’empêcher de lui raconter ce que j’avais appris dans la journée, ce qui l’inquiéta.
— Comment le vis-tu ?
— Ce n’est pas facile, je ne m’attendais pas à ça.
En bruit de fond, j’entendais Félix presser de questions Olivier, qui finit par lui expliquer. Félix poussa un cri outragé et s’empara du téléphone.
— C’est une blague ? Il a un gamin ? Quand je pense qu’il était prêt à vivre avec…
— Félix ! criai-je dans le combiné pour le faire taire.
— Oups ! Enfin, c’est un parfait salaud avec la mère !
— Il ne savait pas, Félix, défendis-je Edward, ce qui me troubla. Bon, repasse-moi Olivier, maintenant.
Il s’exécuta en râlant, mais je m’en moquais.
— Tu es contente d’être là-bas, malgré tout ?
— Oui, je suis heureuse, je profite d’Abby et de Jack, et Judith arrive bientôt, ne t’inquiète pas pour moi.
— Tu me manques, Diane.
— Toi aussi…
La porte d’entrée s’ouvrit dans mon dos. Edward et son fils rentraient chez eux.
— Je dois te laisser, dis-je à Olivier. Je t’embrasse.
— Moi aussi.
Je raccrochai. Edward me fixait, mâchoires serrées. Declan vint directement vers moi.
— On va se revoir ?
— Je ne sais pas…
— Ça serait bien, on jouerait avec Postman Pat.
— Declan, laisse Diane tranquille et monte dans la voiture !
— Mais…
— Il n’y a pas de mais.
Le père et le fils se défièrent. Malgré sa dureté, Edward paraissait totalement désemparé.
— Tu es méchant, papa !
Il courut jusqu’à la voiture. Edward soupira.
— Désolé s’il t’a dérangée ce soir.
— Pas du tout, ne t’en fais pas.
La spontanéité de ma réponse me surprit. Était-elle sortie parce que je ne voulais pas qu’Edward se tracasse, ou voulais-je défendre cet enfant ?
— Bonne nuit, me dit-il.
— Toi aussi.
Il eut un rictus ironique que je ne saisis pas, et rejoignit son fils, qui boudait, le visage collé à la vitre.
En me couchant un peu plus tard, je ne savais plus où j’en étais. J’étais touchée par leur détresse. Malgré toutes les barrières érigées autour de moi, je ne pouvais pas rester insensible à leur situation. Ce petit garçon avait perdu sa mère si peu de temps auparavant, et vivait désormais chez un père qu’il ne connaissait pas. Dans un autre contexte, j’aurais ri à l’idée d’Edward en père de famille ; maintenant, le rire était indécent. Edward devait se mettre une pression incroyable pour essayer de bien faire, mais il n’avait pas de modèle, et devait être rongé par la culpabilité. Je m’endormis en pensant que je ne pouvais rien faire, mais que j’aurais du mal à occulter ce changement radical.
Le lendemain, Abby décida que je devais prendre l’air. Après le déjeuner, elle exigea que Jack et moi profitions de sa sieste pour aller nous promener. Elle n’eut aucune difficulté à simuler la fatigue, je la trouvai plus marquée depuis le réveil.
— Je peux aller me balader toute seule, proposai-je à Jack.
— Elle me mettra à la porte dès que tu auras le dos tourné ! Et j’ai bien envie de me dégourdir les pattes avec toi.
Je devais reconnaître que j’étais aussi ravie que lui à l’idée de partager un moment ensemble. Il s’assura qu’Abby était bien installée pour son après-midi, avec tout ce qu’il lui fallait à proximité, et lui embrassa le front avant de me faire signe de le suivre. À ma grande surprise, nous prîmes la voiture. Jack conduisit jusque derrière les cottages où il se gara. Il voulait me faire découvrir une petite partie de la Wild Atlantic Way — route longeant toute la côte ouest irlandaise. Et dire qu’en presque une année je n’avais pas eu idée d’aller plus loin que le bout de mon nez !
— Prends ça !
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