À l’approche de Mulranny, je levai le pied. Une dernière colline, et la baie apparut. La vue me saisit au point que je m’arrêtai sur le bas-côté. Une rafale me décoiffa dès que ma portière fut ouverte, j’éclatai de rire. Je me statufiai en admirant ce paysage qui avait été tout mon univers durant de si longs mois. Mon Dieu ! Comme cela m’avait manqué ! Au loin, je distinguai mon cottage, et celui d’Edward. J’avais la chair de poule, je regardai le ciel et respirai à pleins poumons cet air pur et iodé. J’eus mes premières larmes de vent, je les aimais, ces larmes, comme si elles nettoyaient mes yeux, mes joues. Les heures sombres étaient derrière moi, je ne repensais qu’aux instants magiques de cet endroit. Ce voyage était l’opportunité de faire la paix avec cette période de ma vie.
En arrivant au village, je fus frappée par l’absence de changement, tout était comme dans mon souvenir : l’épicerie, la station essence, et le pub. J’étais à deux doigts de m’arrêter faire mes courses et un crochet par le pub pour boire une Guinness. En revanche, m’approcher de la plage me semblait prématuré, j’avais tout le temps de le faire. Aussi me dirigeai-je vers chez Abby et Jack. Je n’avais pas encore coupé le moteur de ma voiture que la porte s’ouvrit sur eux. Je souriais, riais et pleurais à la fois. Je courus dans leur direction, ne voulant pas fatiguer Abby. Jack la devança et, à ma grande surprise, me prit dans ses bras de colosse.
— Notre petite Française est enfin là !
— Jack… merci.
— C’est moi la mourante, laisse-la-moi !
Le regard de Jack m’intima de ne pas réagir à l’humour de sa femme. Il me lâcha, et je la découvris de plus près. Elle était plus petite que dans mon souvenir et avait maigri. Je devinais qu’elle avait tout mis en œuvre pour camoufler les stigmates de la maladie : fond de teint, anticernes et fard à joues. Ses yeux restaient malicieux et encore pleins de vie. Elle m’enlaça à son tour.
— Que c’est bon de t’avoir à la maison ! Ça fait plus de un an que j’attends ton retour.
Je m’interdis de lui répondre : « Moi aussi. »
Une heure plus tard, après avoir vidé ma valise et rangé mes affaires dans une commode de ma chambre, j’étais dans la cuisine avec elle, et je préparais le dîner. C’est là que je perçus les premiers signes de fatigue, car elle ne refusa pas mon aide, contrairement à ce qu’elle aurait fait un an auparavant. Jack passait de la cuisine au salon, sa Guinness à la main. Abby, assise sur sa chaise, m’assaillait de questions sur ma vie à Paris, sur Félix, dont elle gardait un souvenir ému, et sur Olivier. Je n’en revenais toujours pas qu’Edward ait parlé de lui : il avait vraiment changé ! J’écoutai ma curiosité :
— Il a quelqu’un dans sa vie, alors ?
Abby eut un petit sourire.
— Oui… une personne qui prend de la place.
Un vent de panique m’envahit.
— Abby, ne me dis pas que c’est…
Son éclat de rire m’interrompit.
— Elle n’est jamais revenue, celle-là. Rassure-toi… son arrivée égaie nos vies, tu verras. Vous allez forcément vous rencontrer.
Merci mon Dieu ! Heureusement, j’avais Olivier, car si j’avais encore été célibataire, j’aurais difficilement supporté de voir Edward avec une autre, surtout si, comme je le comprenais, c’était une fille sympathique que tout le monde appréciait.
Durant le dîner, je pris des nouvelles des habitants dont je me souvenais. Et, en réalité, je me souvenais de tout le monde. Abby m’apprit que Judith débarquait pour le week-end, et qu’elle était en grande forme. J’allais passer un sale quart d’heure ! Je pris en charge la vaisselle et leur interdis de faire quoi que ce soit. Je voulais qu’ils se reposent pendant mon séjour chez eux, c’était la moindre des choses. J’y avais tous mes repères, un peu comme chez des grands-parents où j’aurais passé toutes mes vacances enfant. Une fois que tout fut en ordre, je sortis fumer une cigarette, et m’assis sur le perron. Au loin, j’entendais la mer et les vagues. J’étais si détendue, je respirai à fond, mon corps était comme du chewing-gum. Jack me rejoignit quelques minutes plus tard, en compagnie d’un cigare.
— Abby est montée se coucher, m’annonça-t-il.
— J’espère ne pas trop la fatiguer.
— Avec tout ce que tu fais, ça ne risque pas ! Tu ne pouvais pas lui faire plus beau cadeau. Elle a eu du mal à se remettre de ton départ.
— Je suis désolée…
— Ne le sois pas, elle est comme ça, elle voudrait garder tout son monde autour d’elle, en permanence, comme si vous étiez des enfants. Tout ce que j’espère, c’est que tu ne t’es pas forcée à venir pour elle.
— Pas du tout… j’avais quelques craintes, je peux te l’avouer… mais depuis que je suis là, je sais que c’est la meilleure décision que j’aie prise.
J’étais bien au chaud sous la couette, dans mon lit spécial géant. Je venais de raccrocher d’avec Olivier, ça m’avait fait du bien de lui parler, et d’avoir un contact avec ma réalité parisienne. J’étais bien plus attachée à ce pays que je ne voulais l’admettre. J’étais prête à éteindre ma lampe de chevet quand des coups frappés à ma porte retentirent. Je fus stupéfaite de découvrir Abby, enveloppée dans sa robe de chambre.
— Je te croyais endormie…
— J’ai des insomnies… et je voulais savoir si tu étais bien installée.
— Il faudrait être difficile.
Elle s’approcha du lit, s’assit à côté de moi, et me prit les mains.
— Tu es radieuse, Diane.
— Merci.
— On va rattraper le temps perdu.
— Oui.
— Si tu savais comme je suis heureuse de t’avoir près de moi quelques jours… Ma seconde fille est à la maison…
L’émotion me rendit muette.
— Couche-toi.
Elle se leva, je me rallongeai. Elle me borda et m’embrassa le front.
— Dors bien, ma petite fille.
Je m’endormis paisiblement.
Le lendemain après-midi, Abby voulut que nous allions marcher toutes les deux sur la plage. Pour qu’elle ne se fatigue pas trop, Jack nous déposa en voiture à proximité. Nous avancions bras dessus, bras dessous, à petits pas. La main d’Abby calmait mes tremblements ; je ne voyais que mon cottage. J’avais cru mourir de chagrin dans cette maison. Mais ces quatre murs avaient aussi contribué à me faire devenir celle que j’étais aujourd’hui.
— Personne n’y a habité depuis ton départ.
— Pourquoi ?
— Il est à toi… J’ai pris les clés, veux-tu y entrer ?
— Non, je ne souhaite pas remuer tout ça.
— Je comprends.
Nous poursuivîmes notre balade sur la plage, non sans recevoir quelques gouttes de pluie. Mais je faisais confiance au flair météorologique de Jack, qui nous avait assuré qu’il n’y aurait pas de grain avant plusieurs heures. J’aimais cette plage, cette mer d’un bleu menaçant, ce vent qui faiblissait à peine. À cet endroit, j’avais pleuré Colin et Clara, j’avais ri, j’avais découvert le vrai Edward, j’avais rencontré Judith. Et je m’étais roulée dans le sable.
— Edward a toujours son chien ?
— Plus fou que jamais. Tiens, regarde-le qui arrive !
Abby me lâcha et recula de quelques pas en riant. Entendre cet aboiement me remplit de joie et d’excitation. J’en avais passé, du temps, avec Postman Pat ! Il arrivait en courant. Je tapai sur mes genoux pour le faire venir à moi et, comme avant, il me sauta dessus et me fit tomber à la renverse.
— Comment vas-tu, mon chien ? lui demandai-je alors qu’il me léchait le visage.
— Il t’a reconnue, me dit Abby.
— C’est incroyable !
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