— Commence par l’appeler, ce serait un bon début.
— Je ne sais pas si j’en suis capable.
— Ça va te demander du courage, mais tu es bien plus forte que tu ne le crois. Quand je t’ai rencontrée, j’ai senti ta fragilité, mais tu as des ressources, énormément de ressources. Tu y arriveras.
— Je vais y réfléchir.
Je me tournai vers lui, et l’embrassai. J’avais besoin de le sentir contre moi, de m’accrocher à lui, je refusais de penser aux possibles conséquences de cet appel.
Je mis plus de un mois à me décider et à trouver la bonne occasion pour le faire. Je n’étais jamais seule. Aux Gens, Félix était toujours sur mon dos ; le reste du temps j’étais avec Olivier, et je ne me voyais pas téléphoner à Abby avec lui à mes côtés. En vérité, je reculais le moment tellement j’avais peur de ce que je risquais de découvrir. Je profitai des congés de Félix, fin août, pour prendre mon courage à deux mains.
— Allô ?
Bien que sa voix soit teintée de fatigue, je reconnus Abby, et cela m’ôta les mots de la bouche.
— Allô !… Il y a quelqu’un ?
— Abby… c’est moi…
— Diane ? C’est bien vrai ?
— Oui. Pardon de ne pas avoir…
— Tais-toi, ma petite chérie. Je suis si heureuse de t’entendre. Quand Edward nous a annoncé qu’il t’avait vue…
— Il vous a raconté ?
— Encore heureux ! Il nous a dit que tu allais bien, que tu avais rencontré quelqu’un ! C’est magnifique !
Ç’avait le mérite d’être clair.
— Merci… Et toi, comment vas-tu ?
— En pleine forme !
— Abby, grondai-je. Il n’est pas rentré dans les détails, mais Edward m’a dit…
— Il mériterait une bonne leçon pour ça, il n’aurait pas dû te tracasser…
C’était comme si je l’avais quittée la veille.
— Il a eu raison. Que t’arrive-t-il ?
— Eh bien, tu sais, le cœur d’une vieille dame fatiguée…
— Tu n’es pas vieille !
— Tu es mignonne, Diane. Ne t’en fais pas, c’est la vie… C’est bon de t’entendre, tu me manques beaucoup.
— Toi aussi, Abby.
— Oh, si je m’écoutais, je te demanderais bien quelque chose.
— Tout ce que tu veux !
— Viens nous rendre visite.
Retourner en Irlande, à Mulranny… je n’y avais jamais songé.
— Oh… je ne sais pas…
— J’aimerais tellement vous avoir tous autour de moi encore une fois. Et puis, Judith sera folle de joie. Tu es sa seule véritable amie.
Abby savait jouer les sentimentales quand ça l’arrangeait… j’aurais dû m’en souvenir ! La clochette retentit : Olivier venait m’aider à fermer.
— Je ne te promets rien, je vais voir ce que je peux faire.
— Ne tarde pas trop, ma petite chérie.
— Ne dis pas ça.
Je croisai le regard d’Olivier, qui avait bien compris avec qui je parlais, il me sourit gentiment.
— Je… je te rappelle vite.
— Merci, Diane, pour ton appel. À très bientôt. Je t’embrasse.
— Moi aussi, Abby, moi aussi.
Je posai mon téléphone sur le bar, et me réfugiai dans les bras d’Olivier. Il ne me fallut pas plus d’une minute pour me mettre à pleurer. J’aurais voulu être déjà là-bas avec elle, dans son salon, au coin du feu, lui dire et lui répéter qu’elle allait guérir. Comment pouvais-je partir sur un coup de tête en Irlande ? Les Gens ? Olivier ? Félix ?
— C’était si dur que ça ?
— Elle parle comme si c’était déjà la fin.
— Je suis désolé, Diane…
— Je vais devoir lui refuser une faveur, ça me rend malade.
— Laquelle ?
— On ferme d’abord et je t’en parle après.
— Si tu veux.
J’avais besoin de digérer avant de lui expliquer. La fermeture fut bouclée en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Olivier alla nous chercher des falafels pour le dîner. En mangeant, je réussis à lui faire part de la requête d’Abby, à laquelle je n’arrêtais pas de penser.
— Tu as peur que ce soit trop dur pour toi ?
— Non, ce n’est pas à moi que je pense, c’est Abby qui est à plaindre.
— Alors pourquoi tu ne veux pas y aller ?
— Les Gens…
— Félix s’en est bien sorti, quand on est partis.
Je refusai de croire que c’était possible.
— Et toi ? Je ne vais pas te laisser… Tu voudrais venir avec moi ?
— Non, Diane. Pour plusieurs raisons. Je ne peux pas me permettre de reprendre des jours de congé, et quand bien même je le pourrais, ce sont tes amis, je ne voudrais pas t’empêcher de profiter d’eux en t’accompagnant. Ce n’est pas ma place. Et puis j’aiderai Félix, si ça peut te rassurer.
Je soufflai un grand coup tant j’étais effrayée par ce qui se jouait. Il prit mon visage entre ses mains, et me regarda dans les yeux.
— Ma seule exigence est que tu sois sûre de toi. As-tu envie de retourner en Irlande ? Ressens-tu le besoin d’y aller ?
— Oui, avouai-je.
Pour une fois, je profitai du Wi-Fi des Gens, et réservai vol et voiture en travaillant. Abby refusa catégoriquement que je prenne une chambre d’hôtel : je logerais chez eux. Je préparai Félix à mon absence par SMS, sans lui avouer où je partais. Autant Olivier avait respecté mon choix, autant ce serait une autre paire de manches avec mon meilleur ami. Pourtant, je n’avais pas de temps à perdre. Mon vol pour Dublin était trois jours après son retour de vacances.
Le matin de sa reprise, j’étais tendue comme un arc. Je le laissai me raconter ses vacances avant de lâcher la bombe. Il me devança.
— C’est tellement le grand amour que vous voulez repartir vous enfermer dans une chambre d’hôtel pendant plusieurs jours ? Tu me raconteras ?
— En réalité… je ne pars pas avec Olivier.
— Ah bon ! Tu fais quoi, alors ?
— Je vais rendre visite à Abby.
— Hein ? Tu te lances dans une carrière de comique, c’est ça ?
— Non.
— Tu es complètement cinglée ?
— Je ne te demande pas ton autorisation. Figure-toi que j’ai proposé à Olivier de m’accompagner, il a refusé.
— S’il savait que tu as fait mumuse avec Edward, il viendrait ! Il fait entrer le loup dans la bergerie. Je le pensais plus intelligent que ça.
— Tu te trompes.
Félix me battit froid jusqu’à mon départ. Cependant, au moment de lui dire au revoir, je palpai toute son inquiétude.
— Tu aimes Olivier ? Je veux dire, tu l’aimes vraiment ?
— Je crois, oui… enfin, je suis amoureuse de lui…
— Tu lui as dit ?
— Non, pas encore.
— Dans ce cas, fais attention à toi en Irlande.
— Félix, je reviens dans moins d’une semaine, je ne vois pas ce qui peut m’arriver.
Olivier m’accompagna à l’aéroport bien que je lui aie dit que ce n’était pas nécessaire. Et je savais déjà qu’il m’attendrait à ma descente au retour. Il m’épargna les consignes de sécurité. J’étais cafardeuse à l’idée de ne pas le voir pendant une semaine — c’était la preuve que Félix se trompait. Je restai dans ses bras jusqu’à la dernière minute.
— Je t’appelle très vite, lui dis-je entre deux baisers.
— Tout va bien se passer, j’en suis certain.
Je l’embrassai une dernière fois et me dirigeai vers l’embarquement.
C’était étrange. Depuis que mes pieds avaient retrouvé le sol irlandais, j’avais l’impression d’être chez moi, comme si je rentrais à la maison après une longue absence. Je n’étais pas préparée à un tel bien-être. J’avais cru me sentir mal, triste, angoissée, persécutée par les souvenirs. C’était tout le contraire. Chaque pas, chaque kilomètre parcouru était naturel, et me rapprochait d’un chez-moi. Mon corps et mon esprit avaient conservé une mémoire aiguë de ce trajet.
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