Je réussis à me relever et lui envoyai un bâton au loin, en m’interrogeant sur l’absence de son maître.
— Edward le laisse en liberté, maintenant ?
— Non, il doit être avec Declan.
— Qui est Declan ?
Abby n’eut pas le temps de me répondre ; une petite voix l’appelait à tue-tête derrière moi. Je me retournai, et eus un mouvement de recul en découvrant un petit garçon qui courait vers nous, plus précisément vers Abby. Il se jeta sur elle et se blottit contre son ventre. Un nœud se forma dans ma gorge, la présence de cet enfant ternissait mes retrouvailles avec la plage et suscitait trop de questions pour ma tranquillité d’esprit.
— Abby !
— Oui, Diane ?
— À qui est cet enfant ?
Elle sembla mal à l’aise, ce qui était rarement son cas et qui accentua mon angoisse.
— Alors, à qui est-il ?
— À moi, dit Edward, derrière moi.
Je fis volte-face. Il était à moins de un mètre, et me regardait droit dans les yeux. Je scrutai alternativement cet enfant et lui. La ressemblance était frappante. Ce petit garçon, dont on sentait déjà qu’il serait un solide gaillard une fois adulte, était un modèle réduit d’Edward : les cheveux blond foncé en bataille, les traits durs et fiers, mais avec le sourire en plus. Sauf que cet enfant avait au moins cinq ans… Mes calculs furent interrompus par une petite main qui tirait sur mon manteau.
— Tu t’appelles comment ?
Incapable de lui répondre, je le fixai ; mêmes yeux inquisiteurs que son…
— Declan, je te présente une amie de la famille, c’est Diane, lui répondit Abby. On va laisser papa parler avec elle, d’accord ?
Il haussa les épaules, se moquant de son sort.
— Edward, dînez tous les deux à la maison, proposa Abby. Je prends Declan avec moi.
— Il est hors de question que tu rentres à pied, je te ramène en voiture.
— Je ne crois pas que ton fils ait besoin d’entendre votre conversation.
— Je vais vous déposer, et je rejoins Diane après.
Je n’avais pas mon mot à dire. Comme à la grande époque ! Edward siffla son chien, fit signe à son fils de le suivre sans lui dire un mot, et prit la direction de sa voiture garée devant chez lui. Abby vint vers moi.
— Tu m’aides à marcher ? me demanda-t-elle en prenant mon bras.
Ce fut moi qui m’accrochais à elle, plutôt que le contraire. Je fixai mes pieds, incapable de regarder devant moi et d’assister à cette scène familiale : Edward marchant avec son fils et son chien.
— Ne sois pas trop dure avec lui, ma petite chérie, me dit-elle avant de monter en voiture.
Edward s’approcha, je reculai en le fusillant du regard.
— Tu veux attendre chez moi ?
— Et puis quoi encore ?
— Ne commence pas…
Je reconnus son ton cassant. La moutarde me montait au nez, mais je me retins par respect pour Abby. Je lui tournai le dos et repartis vers la plage.
Durant un quart d’heure, je tournai en rond, je lançai des pierres dans l’eau de toutes mes forces, et j’enchaînai les cigarettes. Voilà qu’il était père de famille ! S’il y avait bien une chose impossible, c’était ça. Qu’il ait retrouvé une femme était tout à fait normal, elle aurait même pu avoir déjà des enfants ! Mais qu’il ait un fils à lui, dont il ne pouvait renier l’origine ! Un enfant de cet âge, qui plus est ! Pourquoi fallait-il toujours qu’il me mette à l’épreuve ?
Le crissement de ses pneus m’avertit de son retour. Je me raidis davantage et explosai quand il m’eut rejointe :
— Comment as-tu pu me cacher un truc pareil ? Tu as un fils de plus de cinq ans ! Et tu ne m’as rien dit ? C’est ta philosophie de mentir et de cacher l’essentiel de ta vie ? Tu m’avais déjà caché ta pétasse ! Et là, ton…
— Tais-toi ! De quel droit me poses-tu ces questions ? Tu es partie ! Tu n’as jamais pris de nouvelles ! Tu as refait ta vie !
L’attaque me fit reculer. Il me tourna le dos et s’alluma une cigarette. Je me sentis mal, l’heure des reproches avait sonné pour moi. Il avait raison, je l’avais laissé alors qu’il était prêt à tant de choses avec moi. Pourtant, je ne pouvais pas m’arrêter, j’avais besoin de réponses.
— Étais-tu au courant de son existence quand j’étais là ?
— Comment peux-tu imaginer une chose aussi ignoble ? me rétorqua-t-il en me faisant face à nouveau, le regard noir.
— Ne compte pas t’en sortir si facilement. Je n’attendrai pas l’arrivée de Judith pour avoir les explications sur ta vie. C’est fini, cette époque-là. Ou tu passes à table et tu m’expliques d’où il vient…
— Ou quoi ?
— Je m’en vais direct. Dès ce soir.
Je n’aimais pas ce que j’étais en train de faire, mais je n’avais pas le choix. Il restait silencieux.
— Si je pars maintenant, c’est Abby qui en souffrira.
Il se prit la tête entre les mains, s’ébouriffa les cheveux et regarda la mer.
— J’ai appris l’existence de Declan il y a un peu plus de six mois. Et ça fait quatre mois qu’il vit ici.
Il marcha vers des rochers et s’y assit. Je l’observai de longues secondes avant de me décider à le rejoindre. Il semblait tellement mal, je le voyais à sa façon de tirer sur sa cigarette. S’il avait pu l’ingérer, il l’aurait fait. La fatigue perçue en le revoyant à Paris émanait de tous les pores de sa peau. C’était plus que ça, c’était de l’épuisement, un épuisement psychique. Il était écrasé par un poids dont il n’arrivait pas à se délester. Les choses avaient changé entre nous, mais sa détresse m’était insupportable, et ce que je lui demandais de faire en se confiant était une épreuve pour lui. Il me lança un regard en biais quand je m’assis à ses côtés. Je remontai mon col et attendis qu’il entame son récit.
— Judith avait dû te raconter qu’après ma rupture avec Megan j’étais parti m’isoler sur les îles d’Aran ?
— Oui.
— Ce qu’elle n’a jamais su, c’est que j’avais fait un arrêt à Galway avant de prendre le bateau. Je me suis saoulé pour oublier. Dès le premier soir, j’avais une compagne de beuverie qui noyait je ne sais quoi. Tu peux facilement imaginer comment ça s’est fini… Ç’a duré trois jours… on ne sortait du lit que pour refaire les niveaux d’alcool. Un matin, en ouvrant les yeux, je me suis rappelé que j’avais un chien dans ma voiture. La pauvre bête… J’ai pris conscience de ce que j’étais en train de devenir : un type qui boit et qui couche avec n’importe quelle fille pour se venger de son ex… j’étais pathétique, ça ne me ressemblait pas. J’ai embarqué sur le bateau sans dire au revoir, je me suis coupé du monde pendant deux mois sur les îles d’Aran et j’ai oublié cette fille. C’était à peine si je me souvenais de son prénom. Sauf qu’elle, elle n’a jamais eu la possibilité de m’oublier.
Il s’interrompit pour allumer une cigarette. Lui et son sens de la responsabilité en avaient pris un coup.
— Vous vivez ensemble ?
Il m’envoya un sourire triste.
— Elle est morte.
Mon sang se glaça. J’eus mal pour ce petit garçon.
— Comment as-tu su pour ton fils ? Quel âge a-t-il ?
— Il a six ans… Après ton départ, j’ai beaucoup travaillé pour… enfin, bref. Mon nom commençait à apparaître à droite et à gauche. On m’a demandé de couvrir une régate à Galway. Un jour, à la descente d’un bateau, elle m’attendait sur le ponton. Elle me cherchait depuis plusieurs mois. J’ai mis un temps fou à la reconnaître, pas à cause de mes souvenirs embrouillés, mais parce qu’elle était métamorphosée, elle n’avait que la peau sur les os et était ravagée par la fatigue. Elle a insisté pour qu’on prenne un verre ensemble. Elle n’y est pas passée par quatre chemins et m’a annoncé qu’elle était condamnée. J’étais triste pour elle, mais je ne voyais pas trop ce que je pouvais faire. Elle m’a mis une photo de Declan sous le nez. Si elle n’avait pas été malade, je n’aurais jamais su que j’avais un fils. Elle l’a élevé toute seule, sans rien demander à personne… Quand tu m’as téléphoné, je venais d’avoir les résultats du test de paternité, et j’étais en train de faire mes valises pour m’installer à Galway afin de l’accompagner jusqu’au bout.
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