Le trottoir de la venelle déserte se faufila sous ses pieds ; Ouen, malgré l’habitude, s’irritait encore de ces façons furtives et par trop cauteleuses. Il le quitta pour le bord de la chaussée, pavé de gras, marqué, sous la lueur des globes halogènes, du liséré huileux d’un ruisseau tôt tari.
La marche lui fit du bien et l’air, remontant au long de ses cloisons nasales pour venir lécher à rebours les circonvolutions de son cerveau, décongestionnait peu à peu cet organe pesant, volumineux et bihémisphérique. C’est l’effet normal ; Ouen s’en étonnait chaque fois.
Doué d’une naïveté permanente, il vivait plus que les autres.
Arrivé à l’extrémité de la brève impasse, il hésita, car il y avait carrefour. Incapable de choisir, il continua tout droit ; bâbord comme tribord manquaient d’arguments. La voie rectiligne menait directement au pont ; il pouvait regarder l’eau du jour, sans doute peu différente par son aspect de celle de la veille ; mais l’apparence de l’eau n’est qu’une de ses mille qualités.
Comme l’impasse, la rue était vide, tavelée de lumière humide et jaune, dont les marbrures transformaient l’asphalte en salamandre. Cela montait un peu jusqu’au dos d’âne de l’arche pétrifaite installée au travers du fleuve pour le dévorer sans repos. Ouen s’accouderait au parapet sous réserve que l’amont comme l’aval en fussent libres d’observateurs ; s’il se trouvait déjà des individus pour considérer le fleuve, il était inutile d’ajouter un regard à tous ces cônes visuels lubriquement enchevêtrés. Il suffirait de continuer jusqu’au pont suivant, toujours vide car on y attrapait la gourme.
Condensant en noir le néant de la rue, deux jeunes curés passèrent, furtifs ; ils s’arrêtaient de temps à autre pour s’embrasser langueoureusement sous les voûtes d’ombre des portes cochères. Ouen se sentit attendri. Décidément il avait bien fait de sortir ; on voyait dans la rue des spectacles ravigotants. Son pas se fit allègre et il résolut instantanément en pensée les dernières difficultés d’assemblage de son piège à mots ; si puériles, au fond : un peu de soin permettrait, à coup sûr, de les dominer, de les aplatir, de les foudroyer, de les écarteler, de les démembrer, de les faire, en un mot, disparaître.
Un général passa ensuite ; il tenait, au bout d’une laisse de cuir, un prisonnier écumant ; pour qu’il ne risquât point de blesser le général, on l’avait entravé et ses mains étaient liées derrière son cou. Quand il venait à renâcler, le général tirait sur la laisse et le prisonnier venait mordre l’humide. Le général marchait vite, il avait fini sa journée, il rentrait à la maison pour dévorer son bouillon de lettres. Comme tous les soirs, il composerait son nom sur le bord de l’assiette en trois fois moins de temps que le prisonnier, et sous les yeux furieux de ce dernier, il dévorerait les deux potages. Le prisonnier n’avait pas de chance : il se nommait Joseph Ulrich de Saxakrammerigothensburg, tandis que le général s’appelait Pol ; mais Ouen ne put deviner ce détail. Il s’intéressa cependant aux petites bottes vernies du général et pensa qu’à la place du prisonnier il ne serait pas bien. À celle du général non plus, d’ailleurs ; mais le prisonnier n’avait pas choisi la sienne tandis que le général ; et on ne trouve pas toujours des postulants à l’emploi de prisonnier tandis que l’on a l’embarras du choix pour recruter les vidangeurs, les flics, les juges et les généraux : preuve que les plus sales besognes ont sans doute leurs attraits ; Ouen se perdit dans une méditation lointaine sur les professions déshéritées. Certes, il valait mieux dix fois construire des pièges à mots qu’être général. Dix semblait même un facteur un peu pauvre. N’importe, le principe restait.
Les culées du pont se hérissaient de phares télescopiques d’un très joli effet et propres, de surcroît, à guider la navigation. Ouen les appréciait à leur valeur et passa sans les regarder. Il apercevait le but de sa promenade et s’y hâta. Cependant, quelque chose l’intriguait. D’un côté du pont, une silhouette étrangement courte dépassait le parapet. Il courut. Il y avait une jeune fille, debout au-dessus de l’eau sur une petite corniche en doucine munie d’un larmier pour l’évacuation sans dommage des eaux météoriques. Elle paraissait hésiter à se jeter à l’eau. Ouen s’accouda derrière elle.
— Je suis prêt, dit-il. Maintenant, vous pouvez y aller.
Elle le regarda, indécise. C’était une jolie jeune fille beige.
— Je me demande si je dois sauter en amont ou en aval du pont, dit-elle. En amont, j’ai naturellement une chance d’être prise par le courant et assommée contre une pile. En aval, je profite des tourbillons. Mais il se peut qu’abrutie par mon plongeon, je me raccroche à la pile. Dans le premier cas et dans le second, je serai en vue et j’attirerai probablement l’attention d’un sauveteur.
— Le problème mérite réflexion, dit Ouen, et je ne puis que vous donner raison de vouloir le traiter aussi sérieusement. Naturellement, je suis à votre entière disposition pour vous aider à le résoudre.
— Vous êtes très aimable, dit la jeune fille avec sa bouche rouge. Cela me tarabuste à tel point que je ne sais plus qu’en penser.
— Nous pourrions examiner ceci en détail dans un café, dit Ouen. Je discute mal sans boisson. Puis-je vous offrir quelque chose ? Cela vous facilitera peut-être une congestion ultérieure.
— Très volontiers, dit la jeune fille.
Ouen l’aida à repasser sur le pont et constata ce faisant qu’elle possédait un corps astucieusement arrondi aux endroits les plus saillants donc les plus vulnérables. Il lui en fit compliment.
— Je sais que je devrais rougir, dit-elle, mais au fond, vous avez absolument raison. Je suis très bien faite. Regardez plutôt mes jambes.
Elle releva sa jupe de flanelle et Ouen put apprécier à sa guise les jambes et la blondeur non feinte.
— Je vois ce que vous voulez dire, répondit-il, l’œil légèrement saillant. Eh bien ! allons prendre un verre et, quand nous serons fixés, nous reviendrons ici et vous vous jetterez du bon côté.
Ils partirent bras dessus bras dessous, synchrones, tous deux fort gais. Elle lui dit son nom, Flavie, et cette preuve de sincérité accrut l’intérêt qu’il lui portait déjà.
Lorsqu’ils furent installés bien au chaud dans un modeste établissement où fréquentaient les mariniers et leurs péniches, elle reprit la parole.
— Je ne voudrais point, commença-t-elle, que vous me tinssiez pour une idiote, mais l’incertitude que j’éprouvai dans le choix du sens de mon suicide, je l’ai toujours rencontrée ; il était donc temps que je la tranchasse, au moins cette fois. Sinon, je serai toute ma mort une imbécile et une faiblotte.
— Le mal, admit Ouen, naît de ce qu’il n’y a pas toujours un nombre impair de solutions possibles. Dans votre cas, ni l’amont ni l’aval ne paraissent satisfaisants. Pourtant, on ne peut leur échapper. Où que soit situé le pont sur un fleuve, il détermine ces deux régions.
— Sauf à la source, observa Flavie.
— C’est exact, dit Ouen, charmé par cette présence d’esprit. Mais les sources des fleuves sont peu profondes en général.
— Voilà bien l’ennui, dit Flavie.
— Pourtant, dit Ouen, il restait la possibilité de recourir au pont suspendu.
— Je me demande si ce n’est pas un peu tricher.
— Et, pour en revenir aux sources, celles de la Touvre notamment ont un débit suffisant à n’importe quel suicide ordinaire.
— C’est trop loin, dit-elle.
— C’est du côté de la Charente, constata Ouen.
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