Je ne savais rien du Cheikh Nouredine ni de Bassam depuis l’attentat, ils n’avaient pas reparu ; petit à petit mes craintes de voir débarquer la police s’étaient atténuées et le Groupe pour la Diffusion de la Pensée coranique paraissait loin, là-bas, dans ces banlieues interminables peuplées de centaines de ploucs comme moi, pourtant toutes proches ; bien sûr j’avais suivi les informations à la télé ; on avait fini par arrêter trois suspects, je n’en connaissais aucun : ils avaient de drôles de gueules qui ne respiraient pas l’intelligence, mais les photos de criminels sont rarement flatteuses. J’attendais tous les jours la nouvelle de l’arrestation du Cheikh Nouredine et de Bassam, elle ne venait pas.
À peine quelques jours après le départ de Judit, il y a eu un autre attentat horrible, qui m’a profondément touché, comme si j’avais moi-même été présent, peut-être parce que nous étions sur les lieux peu de temps auparavant. Le Café Hafa se trouve à flanc de falaise, suspendu au-dessus de la Méditerranée, perdu entre les bougainvillées et les jasmins des luxueuses villas du quartier ; c’est peut-être l’endroit le plus célèbre de Tanger et un des plus agréables aux beaux jours (une table un peu à l’écart, où Judit m’avait pris la main avant de m’embrasser, je m’en souviens, j’y ai souvent pensé depuis, j’avais eu honte, très honte, j’avais peur qu’on nous voie, s’embrasser en public est un délit) surtout lorsqu’il n’y a pas grand monde, en fin de matinée par exemple, et qu’on a l’impression d’avoir la mer et tout le Détroit pour soi. J’ai appris par le journal qu’un homme était arrivé dans le café, avait sorti un long poignard ou un sabre et avait attaqué un groupe de jeunes à une table, sans doute parce qu’il y avait des étrangers ; un Marocain de mon âge est mort, et un autre a été blessé à la cuisse, un Français ; il y avait deux filles espagnoles avec eux : tous étaient étudiants à l’université de traduction de Tanger. Le type a pris la fuite par la falaise, pourchassé par les clients et les serveurs du café, et a réussi à s’échapper. Son portrait-robot était joint à l’article ; il avait la tête ronde et la figure enfantine de Bassam, ça aurait pu être lui. Il était peut-être devenu subitement fou. D’abord Judit le croise à Marrakech peu après l’explosion et ensuite un visage qui ressemble au sien apparaît dans Le Journal de Tanger . Je ne l’imaginais pas poignarder de jeunes étudiants tranquillement attablés au soleil ; il était impossible qu’il ait changé aussi vite, et pourtant, je ne pouvais m’empêcher de me rappeler avec quelle facilité il avait bastonné le libraire. Il me semblait que la question pourquoi ? resterait à jamais sans réponse, même si c’était bien Bassam qui avait aidé à poser la bombe du Café Argan et planté un grand couteau dans le dos d’un Marocain de notre âge, même si je l’avais eu devant moi, si je lui avais demandé pourquoi ? pour quoi faire ? il aurait haussé les épaules ; il aurait répondu pour Dieu, par haine des chrétiens, pour l’Islam, pour le Cheikh Nouredine, que sais-je, mais il mentirait, je savais qu’il mentirait et qu’il ignorait très certainement la raison de son acte qui, en fait, n’en avait aucune, pas plus qu’il n’y avait de cause au tabassage du bouquiniste, c’était comme ça, c’était dans l’air, la violence était dans l’air, ce vent soufflait ; il soufflait un peu partout et avait emporté Bassam dans la bêtise. Je pensais à ce que j’avais déclenché malgré moi, le malheur et la mort ; Bassam, lui, tenait la trique et peut-être le sabre, mais les causes idéologiques que je pouvais percevoir du haut de mes vingt ans ne me convainquaient pas : je connaissais Bassam, je savais que sa haine de l’Occident ou sa passion pour l’Islam étaient toutes relatives, que quelques mois avant de rencontrer le Cheikh Nouredine aller à la mosquée avec son paternel l’emmerdait plus que tout, qu’il n’avait jamais été foutu de se lever une seule fois à l’aube pour la prière du fajr , qu’il rêvait d’aller vivre en Espagne ou en France. Mais en y réfléchissant bien j’étais aussi conscient que, a contrario , ce n’était pas parce qu’il aimait les filles ou rêvait d’Allemagne et d’États-Unis que cela empêchait quoi que ce soit. Je savais que le Cheikh Nouredine avait grandi en France, et lorsque j’en parlais avec lui il appréciait certains aspects du pays et il reconnaissait que, quitte à vivre au milieu des kuffar , des Infidèles, il valait mieux vivre en France qu’en Espagne ou en Italie, où, disait-il, l’Islam était méprisé, écrasé, réduit à la misère.
Tous ces mois passés avec le Groupe pour la Diffusion de la Pensée coranique m’avaient rapproché de Nouredine ; il était bon avec moi et je savais (ou j’aimais croire) qu’il m’avait recueilli sans arrière-pensée ; il me donnait des leçons de morale, certes, mais pas plus qu’un père ou un grand frère. Il répétait souvent en rigolant que mes romans policiers me pourrissaient l’esprit, que c’étaient des livres diaboliques qui me poussaient vers la perdition, mais il n’a jamais rien fait pour m’empêcher de les lire, par exemple, et si je ne l’avais pas vu moi-même commander le groupe de bastonneurs dans la nuit j’aurais été incapable d’imaginer une seule seconde qu’il puisse être lié, de près ou de loin, à un acte violent.
Apparemment, les trois brutes de l’attentat de Marrakech avaient agi seules, c’est du moins ce que disait la police ; ils avaient appris sur Internet comment fabriquer une bombe et la faire exploser. Mais la présence de Bassam là-bas ces jours-là, attestée par Judit, me laissait entrevoir des réseaux, des connexions, des conspirations paranoïaques ; j’ai même envisagé un instant que le Cheikh Nouredine soit en réalité au service du Palais, un agitateur, un agent double, qui aurait eu pour mission de faire échouer les réformes et le progrès vers la démocratie, ce qui expliquerait l’incendie des locaux du Groupe, pour ne pas laisser de traces, et aussi le fait que je n’ai jamais été inquiété.
L’assassinat du Café Hafa me paraissait particulièrement lâche et inquiétant, peut-être parce que ça aurait pu être moi la victime, Judit et moi, peut-être parce que c’était sur mes terres, ici et maintenant, et non plus un bruit certes furieux mais lointain. Je dois bien l’avouer, j’ai longtemps eu peur, en m’asseyant dans un café à Tanger, d’y voir surgir Bassam un sabre à la main.
Il fallait que j’évite de trop penser à ces questions si je ne voulais pas devenir complètement paranoïaque.
Heureusement les soldats morts, Casanova et mes poèmes pour Judit me laissaient peu de loisirs.

Tes yeux sont le dernier bateau en partance, tu m’y fais une place ?

Car je suis fatigué de l’errance dans les ports de la folie. Reste avec moi !
Pour que la mer conserve sa couleur ,
et ainsi de suite, toujours Nizar Kabbani. Mon idée était bien sûr de finir par composer mes propres vers sans l’aide de mes prestigieux aînés, mais il y avait du travail. Mon poème numéro un, le premier qui fût vraiment mien, était le suivant :
Début de la saison chaude
Me voilà
Explorateur perdu sous son ventilateur
Un téléphone
Un ordinateur
Un amour en cire dont je regarde les gouttes tomber
Pour cacheter mes lettres
Ce soir je vais lire Casanova
En pensant à toi
Je vais me baigner dans tes yeux à chaque page il y a une femme
Qui va te ressembler
Chaque soir
Je tiens un bal costumé au bout du monde
Pour les méchants fantômes comme toi
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