Qu’est-ce que je foutrais en Espagne ? Il y avait bien mon oncle qui travaillait dans la province d’Almería, mais ce n’était pas la peine d’aller le voir. Et puis c’était la crise là-bas. Pas de travail. De toute façon je n’avais pas de papiers. Partir à l’aventure ?
Je pensais que Paris serait plus clémente. Paris ou Marseille, villes des livres et des romans policiers. Je les imaginais assez semblables, peuplées de fils d’Italiens ronchons, d’Algériens bagarreurs et de truands qui parlaient argot. J’avais cinquante ans de retard, mais bon, il devait bien en rester quelque chose, après tout Izzo avait écrit Total Khéops peu de temps auparavant, croyais-je. J’ai imaginé lui rendre visite, lui envoyer un message en lui disant Cher Monsieur, je suis un jeune fan marocain et j’aimerais beaucoup vous rencontrer . J’ai regardé sur Wikipédia et je me suis aperçu qu’il était mort. Manchette aussi était mort longtemps auparavant. À part quelques cousins lointains et débiles je ne connaissais plus personne en France.
Ce qu’il fallait, c’était parer au plus pressé : trouver un logement qui ne coûte pas les yeux de la tête comme cette turne, acheter des vêtements, commencer à travailler. Cette histoire de recopiage de textes m’intriguait. Demander un passeport, au cas où. Attendre des nouvelles de la police, qui finirait bien par venir ; lire tout ce que je pourrais pour me former. Oublier Meryem, Bassam et le Cheikh Nouredine.
Mettre en place un programme.
Avoir un plan.
Œuvrer pour l’avenir.
Après tout, vingt ans, c’est le plus bel âge de la vie.
J’avais un nouveau message de Judit sur Facebook, posté quatre minutes plus tôt, il disait tu ne passes pas finalement ? j’ai répondu j’arrive.
Lakhdar, m’a dit Judit au milieu de la nuit. Lakhdar, et j’aimais sa façon de m’appeler, sa pointe d’accent espagnol, son insistance sur le dad , cette lettre qui n’existe qu’en arabe.
— Lakhdar, ce n’est pas très fréquent, non ?
J’avais la tête contre son épaule.
— Non, c’est plutôt rare au Maroc. Mais courant en Algérie. Mon père aimait ce prénom, je ne sais pas trop pourquoi.
— Qu’est-ce que ça signifie, à part “le vert” ?
— En fait Lakhdar a deux sens, “vert”, c’est sûr, mais aussi “prospère”. Le vert, c’est la couleur de l’Islam. C’est peut-être pour ça que mon père l’a choisi. C’est aussi un prophète important pour les mystiques. Le Khidr, le Vert. Il apparaît dans la sourate de la Caverne.
— Lakhdar. Je vais t’appeler le Frelon Vert.
— Tu es plus belle que Cameron Diaz.
Et elle a doucement attrapé ma main pour la descendre vers son bas-ventre.
Les semaines, les mois qui ont suivi, jusqu’en novembre et mes débuts comme serveur sur les ferries de la compagnie de navigation Comarit ont passé si vite que les souvenirs sont à leur mesure, brefs et rapides. Le travail pour Jean-François était pénible, aride et abrutissant ; ma chambre, à mi-chemin entre le centre et la Zone Franche, froide et inhospitalière ; je partageais l’appartement avec trois travailleurs un peu plus âgés que moi dont je sentais qu’ils n’avaient jamais eu mon âge. Ils me paraissaient d’une débilité sans fond. Dès qu’ils possédaient quelques dirhams c’était pour s’acheter un nouveau jogging, des baskets, du shit ; ils s’imaginaient une jolie vie dont le moment culminant serait l’achat d’un lit double chez le marchand de meubles du coin et d’une bagnole chez le concessionnaire Nissan ou Toyota ; ils surfaient tous les jours sur voitureaumaroc.comet rêvaient de caisses de luxe qu’ils ne pourraient jamais s’offrir, regarde, il y a une Jaguar de 1992 pour cent mille dirhams ; ils avaient d’énormes lunettes de soleil qui leur bouffaient la figure et l’oreillette du mains-libres de leur téléphone toujours en place. Ils étaient lisses, interchangeables et bruyants. Mais c’était une compagnie, un mouvement humain à mes côtés ; ils draguaient les ouvrières de la confection, les petites mains douces endolories par le vrombissement des machines à coudre, ou à défaut les poissonnières de l’usine de surgélation, qui sentaient le mérou ou la crevette depuis le menton jusqu’au tréfonds du con, et toutes étaient sensibles aux avances vulgaires de mes coturnes à fausses Ray-Ban qui les amenaient en grande pompe, comme des princesses, gober un hamburger dans ces grandes enseignes américaines qui donnaient un peu l’impression de vivre la vie, la vraie vie, pas celle des caves, des ploucs qui n’avaient pas la chance de travailler dans la Zone Franche et donc non seulement gagnaient moins, beaucoup moins, mais surtout étaient bien moins distingués, n’ayant ni lunettes de soleil ni téléphone de luxe, et tout ce cirque faisait l’effet d’un gigantesque gâchis, loin, bien loin certes des quartiers où j’avais grandi, mais aussi et surtout de ceux où j’avais envie de vivre.
Quoi qu’il en soit j’avais peu de loisirs, pas beaucoup de temps pour communiquer avec mes camarades de logement, le travail était terriblement prenant et ressemblait à celui des forçats de la machine à coudre ou des éplucheuses de gambas, l’odeur à part : je passais douze à seize heures par jour devant l’écran, le dos plié comme un ramasseur de haricots verts, à recopier fidèlement, avec mes quatre ou six doigts, des livres, des encyclopédies culinaires, des lettres manuscrites, des archives, tout ce que M. Bourrelier me passait. Le job portait bien son nom : saisie kilométrique, travail au kilomètre ; plus précisément “double saisie”, car ce travail d’abruti était fait deux fois, par deux abrutis différents, et on croisait ensuite les résultats, ce qui donnait un fichier fiable qui pouvait être remis au commanditaire. Les clients de M. Bourrelier étaient des plus divers : des maisons d’édition qui voulaient exploiter numériquement ou réimprimer un vieux fonds, des ministères qui avaient des tonnes et des tonnes d’écritures à gérer, des villes, des mairies dont les archives débordaient, des universités qui envoyaient de vieilles bandes magnétiques de cours magistraux et de conférences à retranscrire — on avait l’impression que toute la France, tout le verbiage de la France atterrissait ici, en Afrique ; le pays entier vomissait du langage sur M. Bourrelier et ses nègres. Il fallait taper vite, bien sûr, mais pas trop vite, car on payait les corrections de notre poche : chaque fois que le croisement de la double saisie révélait une erreur, le mot ou la phrase en question étaient vérifiés et la coquille décomptée de mon salaire. Le premier livre que j’ai recopié était un récit de voyage sur les côtes de l’Afrique, à la fin du XVIII esiècle ; il était question de pirates et d’esclaves. Il devait y avoir un filon dans ce genre de littérature, parce qu’après je suis parti en Russie, en tapant Un Français en Sibérie , écrit en 1872 ; et on aurait pu croire que ce boulot était divertissant, mais c’était surtout épuisant, il fallait faire attention à l’orthographe, aux noms propres ; on se perdait dans la chair des mots, dans les lettres, les phrases, au plus près du texte et parfois j’aurais été bien incapable de dire de quoi parlait telle ou telle page que je venais de recopier. Au moins, me disais-je sans doute avec raison, après quelques mois de ce traitement mon français serait impeccable, mais c’était surtout frustrant — je n’avais bien sûr pas le temps de chercher les mots inconnus dans le dictionnaire ; je les recopiais tels quels, sans les comprendre, et nombre de coquilles venaient de mon incompréhension, de ma méconnaissance d’un terme ou d’un autre.
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