Патрик Модиано - Rue des boutiques obscures
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- Название:Rue des boutiques obscures
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- Год:1978
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Patrick Modiano
Rue
des Boutiques
Obscures
© Éditions Gallimard, 1978.
POUR RUDY
POUR MON PÈRE
I
Je ne suis rien. Rien qu’une silhouette claire, ce soir-là, à la terrasse d’un café. J’attendais que la pluie s’arrêtât, une averse qui avait commencé de tomber au moment où Hutte me quittait.
Quelques heures auparavant, nous nous étions retrouvés pour la dernière fois dans les locaux de l’Agence. Hutte se tenait derrière le bureau massif, comme d’habitude, mais gardait son manteau, de sorte qu’on avait vraiment l’impression d’un départ. J’étais assis en face de lui, sur le fauteuil en cuir réservé aux clients. La lampe d’opaline répandait une lumière vive qui m’éblouissait.
— Eh bien voilà, Guy… C’est fini…, a dit Hutte dans un soupir.
Un dossier traînait sur le bureau. Peut-être celui du petit homme brun au regard effaré et au visage bouffi, qui nous avait chargés de suivre sa femme. L’après-midi, elle allait rejoindre un autre petit homme brun au visage bouffi, dans un hôtel meublé de la rue Vital, voisine de l’avenue Paul-Doumer.
Hutte se caressait pensivement la barbe, une barbe poivre et sel, courte, mais qui lui mangeait les joues. Ses gros yeux clairs étaient perdus dans le vague. À gauche du bureau, la chaise d’osier où je m’asseyais aux heures de travail. Derrière Hutte, des rayonnages de bois sombre couvraient la moitié du mur : y étaient rangés des Bottins et des annuaires de toutes espèces et de ces cinquante dernières années. Hutte m’avait souvent dit qu’ils étaient des outils de travail irremplaçables dont il ne se séparerait jamais. Et que ces Bottins et ces annuaires constituaient la plus précieuse et la plus émouvante bibliothèque qu’on pût avoir, car sur leurs pages étaient répertoriés bien des êtres, des choses, des mondes disparus, et dont eux seuls portaient témoignage.
— Qu’est-ce que vous allez faire de tous ces Bottins ? ai-je demandé à Hutte, en désignant d’un mouvement large du bras les rayonnages.
— Je les laisse ici, Guy. Je garde le bail de l’appartement.
Il jeta un regard rapide autour de lui. Les deux battants de la porte qui donnait accès à la petite pièce voisine étaient ouverts et l’on distinguait le canapé au velours usé, la cheminée, et la glace où se réfléchissaient les rangées d’annuaires et de Bottins et le visage de Hutte. Souvent nos clients attendaient dans cette pièce. Un tapis persan protégeait le parquet. Au mur, près de la fenêtre, était accrochée une icône.
— À quoi pensez-vous, Guy ?
— À rien. Alors, vous gardez le bail ?
— Oui. Je reviendrai de temps en temps à Paris et l’Agence sera mon pied-à-terre.
Il m’a tendu son étui à cigarettes.
— Je trouve ça moins triste de conserver l’Agence telle qu’elle était.
Cela faisait plus de huit ans que nous travaillions ensemble. Lui-même avait créé cette agence de police privée en 1947 et travaillé avec bien d’autres personnes, avant moi. Notre rôle était de fournir aux clients ce que Hutte appelait des « renseignements mondains ». Tout se passait, comme il le répétait volontiers, entre « gens du monde ».
— Vous croyez que vous pourrez vivre à Nice ?
— Mais oui.
— Vous n’allez pas vous ennuyer ?
Il a soufflé la fumée de sa cigarette.
— Il faut bien prendre sa retraite un jour, Guy.
Il s’est levé lourdement. Hutte doit peser plus de cent kilos et mesurer un mètre quatre-vingt-quinze.
— Mon train est à 20 h 55. Nous avons le temps de prendre un verre.
Il m’a précédé dans le couloir qui mène au vestibule. Celui-ci a une curieuse forme ovale et des murs d’un beige déteint. Une serviette noire, si pleine qu’on n’avait pas pu la fermer, était posée par terre. Hutte la prit. Il la portait en la soutenant de la main.
— Vous n’avez pas de bagages ?
— J’ai fait tout envoyer d’avance.
Hutte a ouvert la porte d’entrée et j’ai éteint la lumière du vestibule. Sur le palier, Hutte a hésité un instant avant de refermer la porte et ce claquement métallique m’a pincé le cœur. Il marquait la fin d’une longue période de ma vie.
— Ça fout le cafard, hein, Guy ? m’a dit Hutte, et il avait sorti de la poche de son manteau un grand mouchoir dont il s’épongeait le front.
Sur la porte, il y avait toujours la plaque rectangulaire de marbre noir où était inscrit en lettres dorées et pailletées :
C M HUTTE
Enquêtes privées.
— Je la laisse, m’a dit Hutte.
Puis il a donné un tour de clé.
Nous avons suivi l’avenue Niel jusqu’à la place Pereire. Il faisait nuit et bien que nous entrions dans l’hiver, l’air était tiède. Place Pereire, nous nous sommes assis à la terrasse des Hortensias. Hutte aimait ce café, parce que les chaises y étaient cannées, « comme avant ».
— Et vous, Guy, qu’est-ce que vous allez devenir ? m’a-t-il demandé après avoir bu une gorgée de fine à l’eau.
— Moi ? Je suis sur une piste.
— Une piste ?
— Oui. Une piste de mon passé…
J’avais dit cette phrase d’un ton pompeux qui l’a fait sourire.
— J’ai toujours cru qu’un jour vous retrouveriez votre passé.
Cette fois-ci, il était grave et cela m’a ému.
— Mais voyez-vous, Guy, je me demande si cela en vaut vraiment la peine…
Il a gardé le silence. À quoi rêvait-il ? À son passé à lui ?
— Je vous donne une clé de l’Agence. Vous pouvez y aller de temps en temps. Ça me ferait plaisir.
Il m’a tendu une clé que j’ai glissée dans la poche de mon pantalon.
— Et téléphonez-moi à Nice. Mettez-moi au courant… au sujet de votre passé…
Il s’est levé et m’a serré la main.
— Voulez-vous que je vous accompagne au train ?
— Oh non… non… C’est tellement triste…
Il est sorti du café d’une seule enjambée, en évitant de se retourner, et j’ai éprouvé une sensation de vide. Cet homme avait beaucoup compté pour moi. Sans lui, sans son aide, je me demande ce que je serais devenu, voilà dix ans, quand j’avais brusquement été frappé d’amnésie et que je tâtonnais dans le brouillard. Il avait été ému par mon cas et grâce à ses nombreuses relations, m’avait même procuré un état civil.
— Tenez, m’avait-il dit en ouvrant une grande enveloppe qui contenait une carte d’identité et un passeport. Vous vous appelez maintenant « Guy Roland ».
Et ce détective que j’étais venu consulter pour qu’il mît son habileté à rechercher des témoins ou des traces de mon passé avait ajouté :
— Mon cher « Guy Roland », à partir de maintenant, ne regardez plus en arrière et pensez au présent et à l’avenir. Je vous propose de travailler avec moi…
S’il me prenait en sympathie, c’est que lui aussi – je l’appris plus tard – avait perdu ses propres traces et que toute une partie de sa vie avait sombré d’un seul coup, sans qu’il subsistât le moindre fil conducteur, la moindre attache qui aurait pu encore le relier au passé. Car qu’y a-t-il de commun entre ce vieil homme fourbu que je vois s’éloigner dans la nuit avec son manteau râpé et sa grosse serviette noire, et le joueur de tennis d’autrefois, le bel et blond baron balte Constantin von Hutte ?
II
— Allô ? Monsieur Paul Sonachitzé ?
— Lui-même.
— Guy Roland à l’appareil… Vous savez, le…
— Mais oui, je sais ! Nous pouvons nous voir ?
— Comme vous voulez…
— Par exemple… ce soir vers neuf heures rue Anatole-de-la-Forge ?… Ça vous va ?
— Entendu.
— Je vous attends. À tout à l’heure.
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