Un jour, elle a eu du retard, ses règles ne sont pas apparues. Elle est allée voir son médecin, il lui a annoncé qu’elle était enceinte. Elle a quitté son mari pour se faire avorter à Londres.
Personne ne savait rien de cette histoire. J’étais le seul à qui elle avait osé l’avouer.
Sa confession n’a rien changé à mes sentiments, mais quelque chose s’était cassé en elle.
Quelques jours plus tard, elle m’a annoncé qu’elle partait pour Berlin. Un agent allemand dépêché à Londres par une association de night clubs berlinois était venu recruter de nouveaux artistes.
Il l’avait vue chanter avec les Frames. Le soir même, il leur avait proposé un contrat de trois mois dans une boîte branchée. Ils seraient logés, nourris, blanchis, avec un salaire à la clé.
Hormis le bassiste, ils avaient d’emblée accepté. L’Allemand avait décrété qu’il s’engageait à trouver un remplaçant au bassiste à Berlin. Il a pris Mary à part. L’essentiel était que la chanteuse soit partante.
J’ai annoncé à Mary que je ne voulais pas la quitter et que j’allais l’accompagner.
Elle s’est emportée, trois mois, ce n’était pas long, je n’étais pas raisonnable, j’avais un travail, j’avais mes amis, ma passion, il n’y aurait rien à faire pour moi là-bas, ces trois mois passeraient vite.
J’ai insisté. Je dénicherais un job à Berlin, même si je devais servir dans un bar, laver les vitres, porter des journaux ou balayer les trottoirs. Peut-être trouverais-je une place de batteur, de nombreux groupes jouaient dans les grandes villes allemandes.
Elle m’a dévisagé, a haussé une épaule, la droite, puis a hoché la tête.
J’étais têtu, je n’avais qu’à faire ce que je voulais.
Il me fallait de nouveaux papiers pour quitter l’Angleterre et aller dans une ville comme Berlin. J’avais suffisamment d’argent pour les acheter. Je suis retourné dans le restaurant de Clerkenwell Road. J’ai commandé le plat du jour et donné le mot de passe au serveur.
Je suis allé dans l’arrière-salle, j’ai déposé la somme d’argent sur la table et j’ai dit qu’il me fallait des papiers dans la semaine.
Trois jours plus tard, ils étaient prêts. Je m’appelais désormais Jacques Berger, citoyen canadien, célibataire, né à Québec le 6 mars 1946.
Les membres restants des Frames n’étaient pas très heureux de me voir débarquer. J’avais eu l’occasion de jouer avec eux dans la cave, mais ma venue semblait les contrarier. Malgré tout, ils étaient conscients que leur contrat avait été signé grâce à Mary et que sans elle, ils ne l’auraient pas obtenu.
Ils n’ont rien dit, sinon qu’ils me souhaitaient bonne chance pour trouver un job.
Le 15 janvier 1967, nous avons quitté Londres à destination de Berlin.
48
Il n’y a qu’à toi qu’il parlera
Le lundi 15 novembre, Dominique fit son apparition à la clinique aux environs de sept heures.
Comme il avait coutume de le faire, il pénétra dans le hall, lança un mot de bienvenue à la cantonade et se dirigea vers les vestiaires en ébauchant un pas de danse.
Une des infirmières de nuit était présente dans le local de repos. Elle était assise, la tête entre les mains, l’air soucieux.
— Eh bien, Michèle ? Qu’est-ce que tu fais encore ici à cette heure ?
L’infirmière semblait épuisée.
— Je t’attendais.
Il éclata de rire.
— Tu m’attendais ? Tu voulais me draguer ? Ce n’est pas bien, Michèle. Tu es mariée et tu as deux enfants.
— Je ne plaisante pas, Dominique, X Midi a eu un malaise cette nuit.
Son sourire disparut sur-le-champ.
— Un malaise ? Il n’est pas… ?
— Non, maintenant, il est stabilisé.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
L’infirmière jeta un coup d’œil à l’extérieur.
Il avait plu à torrents durant tout le week-end. De nombreux cours d’eau étaient sortis de leur lit. Les crues avaient provoqué d’importantes inondations, plusieurs villes et villages avaient été envahis par les eaux. Des centaines d’habitations avaient dû être évacuées, des chutes d’arbres et des coulées de boue avaient perturbé le trafic ferroviaire et avaient bloqué le réseau routier.
Le samedi midi, le plan catastrophe avait été déclenché, les pompiers avaient travaillé jour et nuit. Le dimanche matin, l’armée et la Croix-Rouge avaient été appelées en renfort.
Elle soupira.
— Quel week-end d’apocalypse ! La clinique de Tubize a été touchée de plein fouet. Leur sous-sol a été inondé, ça a provoqué une coupure de courant. Les pensionnaires ont dû être transférés vers d’autres institutions. Les patients ont appris ça par la télévision. Tu imagines la panique ! Ça les a traumatisés. On a eu des crises d’angoisse à tour de bras. Heureusement, ça a l’air de se calmer.
— Vous auriez dû m’appeler, je serais venu vous donner un coup de main.
Elle fit un geste de dépit.
— Laisse tomber, on en a vu d’autres. Viens, on sort une minute, j’ai besoin de fumer une clope, on parlera dehors.
Elle enfila son manteau. Dominique remit sa veste et lui emboîta le pas. Ils sortirent et se dirigèrent vers le parking.
Dominique vit que les mains de l’infirmière tremblaient lorsqu’elle alluma sa cigarette.
— Tu devrais arrêter de fumer.
— Tu me l’as dit mille fois.
— Qu’est-ce qui s’est passé avec X Midi ?
Elle tira une bouffée, avala la fumée, la retint un moment dans ses poumons avant de l’exhaler.
— Ça s’est passé hier soir, vers neuf heures. La télévision s’est mise à hurler dans sa chambre. Quand je suis arrivée, il n’y avait personne, mais il avait la télécommande dans la main.
Dominique fit une grimace.
— Il est capable de l’utiliser, mais il ne l’a fait qu’une seule fois.
— C’est ce que j’en ai déduit. Il a poussé le son à fond.
— Il l’a fait volontairement ?
— J’en suis sûre. Il était immobile, mais ses mains remuaient, il bavait, poussait des râles et me fixait avec intensité.
Elle alluma une deuxième cigarette avec le mégot de la précédente.
— J’ai pris sa tension et son pouls. Il était en pleine crise de tachycardie. Il transpirait. J’ai appelé le médecin de garde. Il a diagnostiqué une crise d’angoisse et lui a administré du Valium.
— Il s’est calmé ?
— Non, c’est ça qui est surprenant. Ça n’a pas eu l’air de lui faire le moindre effet. Ou ce type est une force de la nature ou il a été dépendant au Valium. Le toubib a attendu une demi-heure, mais il était toujours aussi agité. Après trois quarts d’heure, il lui a réinjecté une dose.
— Et ?
— Il a commencé à s’assoupir.
— Il a sans doute vu le journal parlé et a paniqué.
— Ce n’est pas ça, Dominique, il s’est passé quelque chose. Ça fait presque un an que je vois ce pauvre type, paralysé, enfermé dans cet état végétatif. D’un coup, c’était comme s’il venait de se réveiller. Ses yeux exprimaient un tas de choses. De la peur, de l’impatience, de l’étonnement, je ne sais pas. Il m’a fixée dans les yeux. C’était interminable. Ça va te paraître idiot ce que je vais dire, mais ça m’a retournée. J’ai l’impression qu’il voulait me dire un truc. Il y a sept ans que je fais ce boulot. Chaque jour, je côtoie le drame, la douleur et la mort. Je pensais être blindée, mais cette souffrance muette m’a touchée de plein fouet. C’était comme s’il avait un secret qui le rongeait et qu’il voulait l’expulser.
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