Le médecin nota une diminution de la fréquence cardiaque lorsqu’il exerçait des pressions sur les yeux, ainsi qu’une contraction des pupilles lorsqu’elles étaient stimulées par un faisceau lumineux.
L’électroencéphalogramme qui n’avait présenté qu’un tracé ralenti lors des précédentes consultations montra cette fois une réactivité aux stimulations auditives. Il révéla également l’apparition d’un rythme de base postérieur dans la bande alpha.
Le neurologue compléta le panel d’examens en faisant appel à une imagerie par résonance magnétique fonctionnelle. Cet examen avait pour but de repérer la présence d’un éventuel syndrome de désafférentation pour ne pas le confondre avec un coma prolongé ou un état végétatif.
Plusieurs médecins et infirmières se présentèrent au chevet de X Midi et lui adressèrent la parole. Ces interventions visaient à le faire cligner des yeux après l’émission de certains mots ou de certaines phrases s’il en avait saisi le sens.
L’homme réagit aux sollicitations, mais ne se conforma pas aux demandes qui l’invitaient à fermer les yeux une fois pour signifier oui, deux fois pour signifier non.
Il fut interpellé dans d’autres langues, mais les réponses qu’il fournit se limitèrent chaque fois à un clignement.
En fin de journée, l’équipe médicale avait acquis la certitude que X Midi était conscient. Il entendait ce qu’on lui disait, il comprenait le français, l’anglais et même l’allemand, mais refusait de coopérer.
Les résultats des différents examens apportèrent la conclusion que X Midi était victime d’un syndrome d’enfermement.
Dans un tel cas, le sujet était éveillé et pleinement conscient. Ses facultés intellectuelles et sa mémoire étaient intactes. Il était capable de voir et d’entendre, mais ne pouvait ni s’exprimer ni bouger en raison d’une paralysie complète. Le seul mouvement qu’il était capable d’accomplir était le clignement des paupières.
Ce tableau neurologique était mieux connu sous l’appellation de Locked-in syndrome.
Un faisceau lumineux troue la nuit, enflamme mes rétines.
Un brouhaha me parvient. Je distingue des sons, des murmures. Des mots inconnus. Tétraplégie. Dysarthrie. Pertes sensorielles. Je ne veux pas qu’ils recommencent. Les questions. Les traitements. Les drogues. L’isolement. La peur.
Des mains explorent mon corps. Un objet parcourt la plante de mes pieds. Mon gros orteil se tend instinctivement. D’autres voix. D’autres mots. Babinski bilatéral. Abdomen souple. Réflexes pupillaires. Des visages entrent dans mon champ de vision, grossissent, vacillent. Des bouches s’ouvrent, se tordent dans un ralenti effrayant. Clignez !
J’oscille entre une mort rassurante et une vie qui n’est plus la mienne.
À force de les fréquenter, j’ai appris à déjouer leurs pièges. Je connais leurs questions, leurs manipulations, leurs drogues.
Une, clignez, deux. Je tente de tourner la tête. Mes yeux parviennent à suivre le mouvement des blouses blanches. Je vous ai déjà tout dit. Vous n’avez pas voulu me croire.
Vous n’aurez de moi que mon silence et les larmes qui couleront contre ma volonté. Vous ne me renverrez pas là-bas.
15
Quatre jours et quatre nuits
La nuit, les hurlements et les râles d’agonie traversent les murs, franchissent les portes, s’infiltrent dans mes tympans. De temps à autre, le son aigu de l’alarme retentit. Des ordres fusent. Le bruit d’une cavalcade résonne dans le couloir.
Chaque nuit, la mort rôde. Elle se glisse dans ma chambre. Son ombre me frôle, sa silhouette tournoie dans la pénombre. Elle me rappelle que je suis en sursis, qu’elle m’emportera bientôt.
J’avais treize ans lorsqu’elle m’a adressé un premier signe.
Dans l’espace, la guerre froide faisait rage. L’Europe tremblait. À coups de Spoutnik et d’Explorer, Russes et Américains revendiquaient leur suprématie technologique.
À Bruxelles, après deux années de travaux titanesques qui avaient défiguré la ville, l’Exposition universelle ouvrait ses portes. Bruxelles était devenue le centre du monde. Les journaux et la radio ne parlaient que de cela. La liesse générale voilait l’imminence de la guerre.
Les golden sixties approchaient. Notre situation financière s’améliorait. Mon père avait reçu de nouvelles responsabilités qui l’éloignaient de la sphère familiale. Il s’absentait durant la semaine et ne rentrait que le vendredi soir, pour repartir le lundi à la première heure.
Nous avions quitté notre modeste appartement de l’avenue de la Couronne pour un rez-de-chaussée avec jardin à Uccle, dans une élégante avenue située à une centaine de mètres du bois de la Cambre.
J’avais entamé mes études secondaires et étais parvenu à me soustraire à l’éducation catholique. J’avais convaincu ma mère de m’inscrire à l’Athénée, institution moins stricte et à l’esprit plus ouvert. Mes prédispositions naturelles à apprendre ne s’étaient pas pour autant développées.
La batterie restait mon principal centre d’intérêt. Petit à petit, au fil des mois et de mes rentrées d’argent, j’avais réussi à assembler une batterie complète que j’avais installée dans la cave. Comme je l’avais constituée par étapes avec des pièces de seconde main, les couleurs disparates lui donnaient un aspect dépareillé ; la grosse caisse était une Olympic, la caisse claire, le tom alto et le tom médium étaient des Ludwig et le tom basse venait de chez Premier. Les cymbales et le charleston provenaient également d’horizons différents.
Si l’on voulait se profiler comme batteur averti, il fallait choisir son camp. À l’instar des guitares, Gibson ou Fender, il fallait opter pour Ludwig, Gretsch ou Premier. Le choix fait, on devait le défendre jusqu’à son dernier souffle. J’en étais loin. Musicalement, ce panachage ne me dérangeait pas, mais je n’imaginais pas de proposer mes services à un groupe avec un tel assemblage.
Le pronostic de la disquaire ne s’était pas vérifié. Le rock poursuivait sa route et livrait chaque mois son lot de nouveaux hits. Même si j’étais resté fidèle à Chuck Berry, d’autres musiciens tels que Jerry Lee Lewis ou les Everly Brothers faisaient partie de mes artistes de prédilection.
En revanche, je n’accrochais toujours pas avec Elvis Presley qui cartonnait pourtant avec Hard Headed Woman . Il chantait fort et juste, mais je n’aimais ni son jeu de scène ni ses tenues d’apprenti torero.
Nos voisins du premier étage, un couple de joyeux fêtards sans enfant, faisaient venir du vin de Bourgogne et le mettaient en bouteilles dans la cave adjacente. Certains samedis, ils invitaient quelques amis et tiraient le vin au rythme de mes battements.
En fin d’après-midi, grisé par les émanations d’alcool et les mises en bouche successives, tout le monde frappait dans les mains et riait de bon cœur. Durant des années, j’ai associé mes rimshots aux senteurs du Puligny-Montrachet.
Dès que j’étais en possession d’une somme suffisante, je me rendais chez le luthier de la place Saint-Jean pour compléter mon instrument. Pour l’essentiel, il s’agissait de petites percussions, des clochettes ou des chimes.
Pour renflouer mes caisses, j’avais déniché un job de porteur de journaux dans une librairie de la rue Vanderkindere.
J’effectuais chaque jour deux tournées, une tôt le matin, vers six heures trente, l’autre le soir, aux environs de dix-huit heures. Le jeudi et le samedi après-midi, je faisais une tournée supplémentaire pour distribuer les hebdomadaires et les magazines pour enfants.
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