Il s'asseyait dans l'ombre. Penchée sur sa broderie, Madeleine Basque, sa sœur, à l'entrée de Raymond, n'avait pas même levé la tête. Il l'intéressait moins, songeait-il, que le chien. Raymond, c'était « la plaie de la famille », elle répétait volontiers que « ça ferait un joli coco » ; et son mari, Gaston Basque, ajoutait : « Surtout avec un père si faible. »
La brodeuse relevait la tête, demeurait une seconde aux écoutes, disait : « Voilà Gaston… », posait son ouvrage. « Je n'entends rien », répondait M meCourrèges. « Si, si, le voilà », et bien qu'aucun bruit ne fût perceptible à toute autre oreille qu'à la sienne, Madeleine se levait, courait sur le perron, disparaissait dans le jardin, guidée par une connaissance infaillible, comme si elle eût appartenu à une espèce différente des autres animaux, où le mâle et non la femelle eût été odorant pour attirer la complice à travers l'ombre. Bientôt les Courrèges entendaient une voix d'homme, le rire complaisant et soumis de Madeleine, ils savaient que le couple ne traverserait pas le salon, mais monterait, par une porte dérobée, à l'étage des chambres et ne descendrait qu'au second coup de cloche.
Sous la suspension, la table réunissait M meCourrèges mère, sa bru Lucie Courrèges, le jeune ménage et quatre petites filles un peu roussottes comme Gaston Basque ; mêmes robes, mêmes cheveux, mêmes taches de son, elles étaient serrées telles que des oiseaux apprivoisés sur un bâton : « Et qu'on ne leur adresse pas la parole, décrétait le lieutenant Basque. Si on leur adresse la parole, c'est elles qui seront punies ; que tout le monde se tienne pour averti. »
La place du docteur demeurait vide longtemps, même s'il se trouvait à la maison ; il entrait au milieu du repas, avec un paquet de revues. Sa femme lui demandait s'il avait entendu sonner, déclarait qu'avec un service si décousu, il n'y avait pas moyen de garder un domestique. Le docteur remuait la tête comme pour chasser une mouche, ouvrait une revue. Ce n'était point affectation, mais économie de temps chez un homme surmené, l'esprit assiégé de sollicitudes et qui sait le prix d'une minute. Au bout de la table, les Basque s'isolaient, indifférents à ce qui ne les touchait pas, eux ou leurs petits ; Gaston racontait à mi-voix ses démarches pour ne pas quitter Bordeaux : le colonel avait écrit au Ministère… Sa femme l'écoutait, sans perdre les enfants de l'œil et sans s'interrompre de les éduquer : « N'essuie pas ton assiette. — Tu ne sais pas te servir de ton couteau ? — Ne te vautre pas comme ça. — Les mains sur la table — les mains, pas les coudes… — Tu n'auras pas d'autre pain, je t'avertis. — Tu as assez bu comme ça… »
Les Basque formaient un îlot de méfiance et de secret. « Ils ne me disent rien. » Tous les griefs que M meCourrèges nourrissait contre sa fille tenaient dans ce « ils ne me disent rien ». Elle soupçonnait Madeleine d'être enceinte, surveillait sa taille, interprétait ses malaises. Les domestiques étaient toujours avertis avant elle. Elle croyait que Gaston avait une assurance sur la vie, mais de combien ? Elle ignorait ce qu'ils avaient touché exactement à la mort du père Basque.
Au salon, après le dîner, Raymond ne répondait pas à la mère qui grondait : « Alors, tu n'as pas de leçons à apprendre ? pas de composition à préparer ? » Il prenait l'une des petites filles, semblait la pétrir de ses fortes mains, l'élevait droite au-dessus de sa tête pour qu'elle pût toucher le plafond, faisait des moulinets avec ce corps flexible tandis que Madeleine Basque, poule hérissée et inquiète, mais que l'exultation de la petite désarmait, criait : « Attention ! tu vas l'estropier… Il est si brutal… » La grand-mère Courrèges posait alors son tricot, relevait ses besicles, un sourire plissait sa figure, elle recueillait, passionnément, ce témoignage en faveur de Raymond : « Par exemple, il adore les enfants, on ne peut pas lui refuser ça : il n'y a que les petits qui trouvent grâce devant lui. » Et la vieille soutenait qu'il ne les eût pas aimés s'il n'eût été bon : « Il n'y a qu'à le voir avec ses nièces pour être sûr que ce n'est pas un mauvais drôle. »
Aimait-il les enfants ? Il prenait n'importe quoi de frais, de tiède et de vivant, comme une défense contre ceux qu'il appelait les cadavres. Raymond jetait sur le canapé le petit corps, gagnait la porte, courait à longues foulées dans les allées pleines de feuilles ; le ciel plus clair entre les branches nues guidait sa course. Au premier étage brûlait, derrière une vitre, la lampe du docteur Courrèges. Raymond irait-il se coucher, ce soir encore, sans embrasser son père ? Ah ! c'était assez, le matin, de ces trois quarts d'heure d'un silence hostile : car, dès l'aube, le coupé du docteur emportait le père et le fils. Raymond descendait à la barrière de Saint-Genès et, par les boulevards, gagnait son collège, tandis que le docteur poursuivait sa route vers l'hôpital. Trois quarts d'heure dans cette boîte puant le vieux cuir, entre deux vitres ruisselantes, ils demeuraient côte à côte. Le clinicien, qui, quelques instants plus tard, parlerait d'abondance, avec autorité, à son service et aux étudiants, depuis des mois cherchait en vain le mot qui atteindrait cet être sorti de lui. Comment se frayer une route jusqu'à ce cœur hérissé de défenses ? Quand il se flattait d'avoir trouvé le joint et qu'il adressait à Raymond des paroles longtemps méditées, il ne les reconnaissait pas, et sa voix même le trahissait — malgré lui, ricanante et sèche. Toujours ce fut son martyre de ne rien pouvoir exprimer de ses sentiments.
Cette bonté du docteur Courrèges n'était célèbre que parce que ses actes en témoignaient ; seuls ils rendaient témoignage à cette bonté enfouie en lui, à cette enterrée vivante. Impossible d'obtenir qu'il acceptât sans bougonner ni remuer les épaules, une parole de gratitude. Cahoté auprès de son fils durant ces aubes pluvieuses, que de fois interrogea-t-il ce visage qui se dérobait ! Et malgré soi, le clinicien interprétait des signes sur cette figure de mauvais ange — cette fausse douceur des yeux trop cernés. « Le pauvre enfant me croit son ennemi, songeait le père, c'est ma faute et non la sienne. » Il comptait sans cette prescience des adolescents pour connaître qui les aime. Raymond entendait cet appel, et ne confondait pas son père avec les autres, mais il faisait la sourde oreille ; d'ailleurs, lui-même n'aurait su que dire à ce père intimidé, car il intimidait cet homme, et c'était cela aussi qui le rendait de glace.
Pourtant il arrivait que le docteur ne pût éviter de lui faire une remontrance ; mais toujours le plus doucement possible, et s'efforçant de traiter Raymond en camarade :
« Le directeur m'a encore écrit à ton sujet. Ce pauvre abbé Farge, tu le rendras fou ! Tout prouve, paraît-il, que c'est toi qui as fait circuler en étude ce traité d'obstétrique… tu l'aurais chipé dans ma bibliothèque ; l'indignation de l'abbé Farge me paraît, je l'avoue, exagérée : vous êtes d'âge à connaître la vie et, après tout, mieux vaut avoir recours aux ouvrages sérieux… J'ai écrit dans ce sens au directeur… Mais on a trouvé aussi, dans la caisse à papiers de l'étude, un numéro de La Gaudriole, et naturellement on te soupçonne ; tu es chargé de tous les péchés d'Israël… Fais attention, mon petit, ils finiront par te mettre à la porte, à six mois des examens…
— Non.
— Pourquoi non ?
— Parce que, comme je redouble, j'ai beaucoup de chances pour n'être pas recalé cette fois-ci. Je les connais ! Si tu crois qu'ils se priveraient d'un seul des types qui ait des chances d'être reçu ! Sache bien que s'ils me fichaient à la porte, les jésuites me happeraient. Ils préfèrent que je contamine les autres, comme ils disent, plutôt que de perdre un bachelier pour leur statistique. Tu sais, la gueule triomphante de Farge, le jour des prix : trente candidats présentés, vingt-trois reçus et deux admissibles ! Tonnerre d'applaudissements !… Quels salauds !
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