— Eh bien, elle aimera un commis de vingt ans, et puis ils assassineront Bard pour pouvoir s’épouser. Au fond ça fait très Zola, cette librairie dans ce passage.
— Oh ! monsieur Alain, dites-donc ! c’est mal…
— Et elle aussi, a un côté Zola : tout ce que j’exècre au fond. Qu’est-ce que Thérèse Raquin peut comprendre à Maltaverne ? Elle l’a aimé tout de même, vous savez, elle l’a aimé le soir de votre arrivée, et puis la nuit, et encore à l’aube avant que s’allume la fournaise, alors les pins semblaient nous bénir elle et moi de leurs branches étendues… Mais non, ils ne bénissaient que moi, ils ne connaissaient que moi, elle n’avait rien à voir avec eux.
Et tout à coup j’éclatai :
— Mais bien sûr qu’elle est faite pour Bard. Elle n’est pas tellement plus jeune que lui après tout.
— Oh ! monsieur Alain !
— A partir du moment où une femme n’est plus vraiment jeune, elle est passée de l’autre côté, du côté de Bard.
Je ne savais pas que la douleur chez moi pût tourner à cette rage. « Quand je pense, m’écriai-je, à tous ces prêtres qui gémissent en secret de leur célibat, alors que c’est le plus beau de leur histoire que d’échapper à cette chiennerie. Et encore les chiens, c’est plus propre. »
— Oh ! monsieur Alain, comme dit souvent Madame, vous déparlez. La chair est sainte, vous le savez.
J’éclatai en sanglots : « Oui, je le sais. » Simon n’avait aucune idée de ce qu’il faut faire et dire quand un monsieur comme monsieur Alain sanglotait devant lui. Depuis l’enfance, lui n’avait jamais pleuré devant personne, ni même seul. Les larmes, c’était encore un de mes privilèges.
Je me repris vite, m’essuyai les yeux, m’excusai : ce n’était que la surprise de ce mariage avec le vieux. Je me faisais déjà à cette idée. C’était la librairie qu’elle épousait : quoi de mieux ? Tout était bien… Je montai en auto. Je reverrais Simon à la rentrée. Dans la De Dion, je recommençai de souffrir. Ce n’était pas ce que d’habitude j’appelais souffrir. Cela me faisait mal physiquement, c’était physiquement intolérable. Elle savait, elle avait toujours su, elle s’était offert le béjaune que j’étais, avant de se lier. Quand elle serait madame Bard, elle devrait se tenir. Qu’était-ce que ce mal ? Ça ne durerait pas. Si je n’avais dû partir le lendemain pour Maltaverne, j’aurais donné rendez-vous à Keller, il m’aurait amené au Sillon, j’aurais peut-être rencontré quelqu’un. Il m’avait dit : « Le Sillon, c’est une amitié. » On s’aime, c’est de l’amour, et il n’y a pas la chiennerie.
Le lendemain nous étions à Maltaverne. Je n’avais pas voulu entendre parler de Luchon, ni de la vie d’hôtel où que ce fût. Maman voyait bien que j’étais malheureux, c’était une affaire de quelques jours, j’avais été opéré. Il y avait le contrecoup inévitable. Pour elle, je la voyais détendue comme elle ne l’avait été peut-être depuis des années, pacifiée, comme quelqu’un qui sort à peine d’un péril mortel. Pas un instant elle ne se douta que jamais elle n’avait été plus près de ce qui eût été pour elle le malheur des malheurs. Que jamais elle n’en a été aussi près qu’entre les moments de rémission qui me sont encore accordés. Ce que j’écris ici je ne l’écris que pour moi, même Donzac ne le lira pas, parce qu’il n’y a rien de plus honteux, de plus méprisable que de faire semblant de vouloir mourir et de ne pas mourir. Un suicide raté est toujours suspect ; mais n’être même pas capable de se rater ! Mieux vaut ne pas en donner l’amusement aux autres.
Il reste qu’entre la visite de Simon, la veille de notre départ pour Maltaverne et aujourd’hui, je n’ai été gardé contre ce désir fou de dormir à tout jamais, contre ce vouloir-ne-pas-vivre, que par quoi ? Je ne sais rien de ce que les médecins savent de ce mal, mais je sais ce qu’est un pauvre être qui n’est que le moment d’une race, et dont un arrière-grand-père et un arrière-grand-oncle se sont noyés dans une lagune de la Téchoueyre, peut-être atteints de ce mal que les bergers appellent la pelagre et qui, disent-ils, pousse à se noyer ceux qui en souffrent. Je sais que leur maladie est une maladie comme toutes les maladies dont on a en soi le principe, qui dégage de l’angoisse à dose mortelle, qu’elle constitue le centre même de notre être, depuis notre venue au monde, et qu’elle tenait déjà dans notre premier vagissement.
Durant ces dernières semaines vécues auprès de maman épanouie, apaisée et qui me passait tout, et qui se donnait du mal pour me faire manger des écrevisses et des cèpes, je puis convenir avec moi-même que je n’ai été séparé de la mort que par ma maladresse. « Tu ne sais rien faire de tes dix doigts, m’a souvent répété maman méprisante, tu ne serais même pas capable d’être un portefaix ! » Non, et pas même de me tuer. La lagune de la Téchoueyre n’a plus aujourd’hui aucune profondeur. Quant au poison… que peut-on acheter chez le pharmacien sans ordonnance ? Trop lâche pour affronter la mort d’Anna Karénine sous un train, trop lâche pour me jeter dans le vide, trop lâche pour presser sur une gâchette.
Le plus étrange est que l’unique nécessaire pour moi, ma foi en la vie éternelle, entre à peine en ligne de compte. Par-delà les définitions du petit catéchisme, les interdits des casuistes, j’entends comme un éclat de rire qui se moque d’eux : ces imbéciles assimilent à un meurtre l’acte de sortir librement du monde… D’abord, ce n’est pas librement, puisque cette nécessité nous est transmise, comme tout ce qui nous tue au jour la journée, de la naissance à la mort. Depuis mon retour, cette terre de Maltaverne n’est plus à mes yeux que ce qu’elle est : une lande aride et morne et qui finira par brûler. C’était mon regard qui la transfigurait, mon regard magique. Et de même Marie : cette terre de Maltaverne et Marie, les voilà à jamais telles qu’elles sont. J’ai perdu sur elles mon pouvoir de transfiguration. Surtout que Marie ne croie pas que c’est à cause d’elle que j’ai voulu mourir.
J’essaye de prier, mais les mots se déchargent de toute signification à mesure que je les prononce, et ce refuge par-delà les paroles auquel si souvent j’avais eu recours et que je croyais être un état de contemplation, n’est plus qu’une ouverture béante sur le vide, sur le rien.
Encore une fois, il y a des rémissions. Je retrouve tout à coup du goût à la vie. Je sais que ça ne durera pas, que mon mal me reprendra, mais je profite de ce temps qui m’est donné pour retrouver le souffle. Par une belle nuit, je me suis levé et je suis allé pieds nus sur le balcon où Marie et moi nous étions accoudés. Oui, il y avait ce que mes yeux voyaient une fois encore, ce ciel où les étoiles pâlissaient, les cimes des pins qui en paraissaient si proches, et mes yeux qui les contemplaient, et ce cœur désespéré. Cela était en tout cas, je mentais en proclamant qu’il n’y a rien, et que je n’eusse pas la clef de ce monde absurde ne prouvait pas qu’elle n’existe pas.
Ces temps de rémission se rapprochèrent jusqu’à l’incident que je vais rapporter — enfin ce que je crus n’être qu’un incident, et c’était l’endroit de la route où j’allais être assailli, pris à la gorge, comme si la tentation du suicide avait été chez moi l’annonce d’un malheur près de s’abattre sur nous. Bien qu’en septembre on ne se baigne plus au moulin de M. Lapeyre, où l’eau est glacée, il faisait si chaud, ce jour-là, que je pris à tout hasard mon caleçon de bain. Sans doute aussi cette idée était-elle en moi d’une possibilité d’en finir, ce jour-là, car il y avait toutes les chances que je fusse seul. Je me savais sans courage devant la fin d’Anna Karénine, mais non devant celle d’Ophélie — peut-être parce que je n’ignorais pas que je ferais d’instinct les mouvements qui m’empêcheraient de couler. J’y pensais vaguement comme à un accident qui pourrait arriver. La douleur de maman, la douleur de Marie, je m’en donnais le spectacle. On dirait ce qu’on dit toujours : que j’avais eu une crampe, une congestion. Il n’y aurait pas de témoin.
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