J’étais l’unique témoin. Il fallait sans plus tarder rentrer à Maltaverne, mais j’avais rendez-vous ici à midi avec Marie et avec Simon. Je leur dirais tout, je ferais ce qu’ils me conseilleraient de faire. Après tout, ce devait être une fugue ; je ne savais pas qu’elle y fût sujette : on ne parlait jamais d’elle devant moi. Pourquoi vous moquez-vous de moi, mon Dieu ?
Je m’habillai en hâte, je sortis, j’achetai les deux autres journaux de Bordeaux, y trouvai le même portrait, le même avis ; j’entrai dans le hall du Crédit Lyonnais et dans celui du journal La France, rue Porte-Dijeaux, où les dernières dépêches étaient affichées : aucune qui concernât la disparition de la petite Séris. Je revins rue de Cheverus. Je confesse que je tremblais de peur, que je transpirais d’angoisse. Peur de quoi ? Angoisse de quoi ? J’étais sûr qu’il fallait m’attendre au pire. Si ce pire advenait, eh bien, cette fois, je trouverais la force et les moyens pour passer de l’autre côté. L’ennemi ne m’aurait pas, si bien machiné que ce fût.
C’était comme si j’avais tenu dans mes deux mains un nœud coulant encore lâche autour de mon cou, mais il se resserrait seconde après seconde. À midi je me tenais derrière la porte, je n’attendis pas qu’ils aient sonné pour ouvrir. Je ne sais de quoi j’avais l’air. Marie cria : « Alain, qu’y a-t-il ? » Je ne pouvais parler et leur montrai la photographie. Eh bien quoi ? Ils l’avaient vue, ils en avaient ri d’abord. C’était une fugue… Je protestai : « Il n’y a pas de quoi rire, je suis dans le bain jusqu’au cou. »
— Mais tu es fou, Alain !
Alors je commençai à leur raconter l’histoire, je ne reconnaissais pas ma voix. Ils ne riaient plus. Marie dit : « Nous allons déjeuner, et puis tu partiras. Avant ce soir on l’aura retrouvée. Tu feras ta déposition dès ton arrivée. » Comme je n’aurais rien pu avaler de solide, Marie proposa d’aller boire une tasse de chocolat chez Prévost :
— Ce n’est que l’ennui d’une déposition à faire…
— Et de voir son nom dans tous les journaux, interrompit Simon.
Marie le dévisagea, haussa les épaules et proposa d’aller à la librairie d’où elle téléphonerait à son meilleur client, chef des informations à La Petite Gironde : peut-être partirais-je rassuré.
La librairie étant fermée à cette heure-là, nous y pénétrâmes par une porte privée. L’ami de Marie n’était pas au journal mais elle avait son numéro personnel et l’eut lui-même assez vite au bout du fil. Elle me tendit un écouteur. Oui, il y avait du nouveau : « Un résinier avait vu la petite fille passer près de lui en courant, comme si elle avait été effrayée par quelqu’un, ou par quelque chose, ou même comme si elle était poursuivie. On interrogeait ce résinier sans relâche. Ce n’était encore qu’un témoin mais… » Je laissai tomber l’écouteur.
— Alain, pourquoi s’affoler ?
— Il n’a pas menti, ce résinier, elle courait parce qu’elle avait peur. C’était de moi qu’elle avait peur. De moi qui venais de la regarder se baigner…
— Oui, et qui un quart d’heure plus tard, étais de retour à Maltaverne où on te remettait le télégramme de Simon. De quoi t’inquiètes-tu ?
Simon hochait la tête :
— Hé bé, dites donc, si vous trouvez qu’il n’y a pas à se faire de mauvais sang…
— Taisez-vous, idiot, cria-t-elle avec colère. Mais regardez sa pauvre figure. Je voulais vous demander de l’accompagner à Maltaverne ; à la réflexion je préfère le savoir seul qu’avec vous… Et puis non ! C’est moi qui vais faire le voyage. Vous, restez ici jusqu’à l’arrivée de Balège. Vous lui expliquerez… Au besoin vous l’aiderez. Je serai de retour demain matin.
— Mais que dira Madame quand elle vous verra ?
— Elle verra aussi son fils, un regard lui suffira : elle comprendra, elle n’est pas comme vous qui ne comprenez rien.
Je me sentais délié, je me remettais entre ses mains, rien ne pouvait m’arriver de sinistre tant qu’elle serait là. Je retrouvais le souffle. L’auto roulait au pas d’homme dans la rue Sainte-Catherine encombrée. Puis ce fut la route de Léognan et déjà les pins commençaient. Marie m’avait pris la main. Elle me demanda : « Tu n’as plus peur ? » Non, je n’avais plus peur, mais je savais que ça me reprendrait. Je voyais maintenant que je ne pouvais être suspecté, mais dans moins de dix minutes, peut-être ne le verrais-je plus. Ce qui alors m’apparaîtrait avec évidence, c’est que tout m’accusait.
— Même toi, Marie, si on t’interrogeait, et si tu disais tout ce que tu sais, tu serais un témoin à charge…
— Attention, mon petit, tu te laisses glisser de nouveau…
— Tu te rappelles, le matin de notre départ, lorsque tu as voulu voir la Hure et que j’ai pris un chemin de traverse parce que nous savions que la petite nous épiait, tu te souviens de ce que je t’ai dit d’elle ? Je t’ai dit : « Je l’étranglerai » !
— Tu as rêvé, Alain. En tout cas c’est sans importance pour personne.
— N’empêche que si on t’interrogeait, ce serait ton devoir de rappeler ce mot révélateur.
— Révélateur de quoi, sinon de l’irritation d’un moment, que je ressentais moi-même, que n’importe qui eût ressentie…
— Elle savait que je la détestais puisqu’elle avait si peur de moi, puisqu’il a suffi qu’elle me reconnaisse à ce tournant du chemin, pour entrer en courant dans le bois où il y avait cet homme qui l’attendait.
— C’est la faute à la fatalité, comme dit Charles Bovary, ce n’est pas la tienne en tout cas.
— Un morceau de bois a craqué sous mon espadrille et elle a tourné la tête, et elle m’a vu. J’aurais pu poser mon pied à côté du morceau de bois et elle aurait suivi le chemin de sable jusqu’à Maltaverne. Et que je l’aie vue nue juste à ce moment-là, que je découvre à ce moment-là que je m’étais trompé sur elle, qu’elle était devenue aussi différente de la petite fille que nous appelions le Pou qu’un papillon l’est d’une chenille…
Marie murmura après un silence : « Quel écroulement pour ta mère ! »
— Au fond tu la comprends ?
Oui, elle la comprenait. Nous ne parlâmes plus. Elle me tenait la main par instants, la serrait un peu pour me rappeler sa présence : « Ne crains rien, je suis là. » C’était ce que disait maman quand j’avais peur la nuit. Marie connaissait mon mal, elle avait pu l’étudier de près sur un de ses vieillards : « Tu as dit à Simon que j’avais l’habitude des vieillards… » Il répétait tout décidément !
— Oui, il répète tout. Eh bien, un de mes vieillards, je l’ai vu tout près d’être étranglé par des chimères qu’il se forgeait.
À Villandraut, où nous nous arrêtâmes pour prendre de l’essence, des gens discutaient devant le garage. Quand le chauffeur reprit le volant, il nous dit : « Le salaud a avoué, il l’a étranglée, il a caché le corps dans un parc à moutons et de là, pendant la nuit, il l’a porté sur une brouette jusqu’à un trou profond de la Hure en amont du moulin. » Je mis mes deux mains sur ma figure, non pour cacher mes larmes à Marie mais pour ne plus rien voir de ce monde dont je n’avais pas le courage de sortir.
Maman assise seule dans le salon aux volets clos, était à la lettre foudroyée et ne réagit pas à la présence de Marie. La reconnut-elle seulement ?
— Je n’ai pas voulu, madame, qu’il fît ce voyage seul après le coup qu’il a reçu ce matin.
Elle me dévisagea :
— Ç’a été un coup pour toi ?
— Plus terrible que tu ne peux l’imaginer : c’est de moi que la petite a eu peur, c’est ma vue qui l’a affolée.
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