Elle eut une « bouffée ».
— Qu’est-ce que tu vas chercher ? Nos intérêts sont confondus, tu le sais bien.
— Mais ils ne se confondent pas avec l’intérêt de l’État. Ce serait tout de même raide d’avoir un jour à payer des droits de succession sur la Tolose qui en fait m’appartient. Et puis nos intérêts ne se confondront pas toujours : je n’ai pas fait vœu de célibat.
Le silence qui suivit, je me gardai de le rompre. Il dura longtemps, enfin il me semble. Puis maman dit à mi-voix : « Quelqu’un te monte la tête. Qui te monte la tête ? »
Je pris l’air le plus étonné dont je fusse capable. Je rappelai à maman que je venais d’avoir vingt et un ans, que je n’avais besoin de personne pour me poser certaines questions. Là-dessus, elle éclata, dénonça mon ingratitude : elle avait géré notre fortune avec une prudence et un bonheur qui étaient partout cités en exemple, elle l’avait incroyablement accrue ; elle se retirerait à Noaillan si je le souhaitais et ne se mêlerait plus de rien. Je demeurai froid devant cette menace. Je hochai la tête et même je souris. Maman quitta le petit salon, gagna sa chambre et en poussa le verrou selon un scénario immuable, dont j’étais résolu, ce soir-là, à rompre l’ordonnance : je n’irais pas, comme d’habitude, frapper à la porte et supplier : « Maman ouvre-moi ! »
Je mis une bûche au feu et demeurai immobile dans un état de désespoir calme qui était comme l’envers de la paix que donne Dieu et dont j’avais eu à certaines heures le pressentiment. Mais je m’en éloignais chaque jour un peu plus ; ou plutôt « les biens de ce monde » épaississaient leur cocon autour de moi qui m’érigeais contre ma mère en juge implacable, et pourtant nous étions à deux de jeu pour la possession de cette terre qui est à tous et à personne, et qui, elle, nous possédera.
Cette fois elle ne gagnerait pas. Maman ne gagnerait plus jamais. Peut-être le pressentait-elle. Je me rappelai son exclamation : « Quelqu’un te monte la tête ! » Comme elle faisait toujours, à peine débarquée elle avait dû interroger Louis Larpe et sa femme sur mon comportement. Le dîner commandé pour une dame puis décommandé au téléphone une heure plus tard par la dame elle-même, c’était beaucoup plus qu’il n’en fallait pour bouleverser maman. J’en eus la preuve à ce moment même. J’entendis le bruit du verrou de sa porte qu’elle ouvrit. Elle n’attendait pas que je vinsse lui demander pardon, elle faisait les premiers pas. Elle reprit sa place en face de moi comme si rien ne s’était passé entre nous.
— J’ai réfléchi, Alain. C’est vrai que j’oublie ton âge et que je te traite trop comme le petit garçon que tu n’es plus. Je te déchargeais de tout, je ne t’associais à rien. C’était ce que tu voulais. Mais quel bonheur si tu consentais enfin à t’intéresser à ce qui sera ton devoir d’état ! Tu ne m’auras pas toujours.
Elle se tut, croyant que j’allais me lever pour l’embrasser, mais je demeurai immobile et silencieux. Elle me rappela alors que jusqu’à la mort de Laurent, elle n’avait pas acheté un hectare ni fait le moindre placement que ce ne fût comme notre tutrice et en notre nom à nous deux. Depuis que Laurent n’était plus là et jusqu’à l’achat de la Tolose, il ne s’était agi que de lopins sans importance. Pour la Tolose, il avait fallu faire vite, le vendeur menaçant de se raviser. Elle avait dû signer l’acte et verser l’argent le jour même, mais elle reconnaissait qu’elle avait eu tort d’agir avec tant de hâte. Elle allait faire le nécessaire et restituerait sur ses biens propres à la caisse de Maltaverne le prix de la Tolose.
— Et si jamais tu te maries, la Tolose sera mon cadeau personnel. Mais on ne se marie pas à vingt et un ans.
— Parce que c’est l’âge de la caserne. Cela aussi m’aura été épargné : j’aurai coupé à tout. Peut-être ne couperai-je pas au mariage.
— Non, je l’espère bien.
Je ne manifestai mon accord par aucun mot, par aucun signe, le silence entre nous devint insupportable. Nous nous levâmes, et nous souhaitâmes une bonne nuit.
Dix heures n’avaient pas encore sonné. Je songeai que chacun dans notre chambre nous aurions l’esprit occupé du même être : pour maman c’était la créature inconnue que j’avais invitée un soir en son absence et qui m’avait changé au point que je venais de lui demander des comptes à propos de la Tolose ; mais à moi aussi cette femme m’était inconnue bien que je l’aie tenue quelques instants dans mes bras, que j’aie cru être aimé d’elle : elle m’avait menti, elle savait que je le savais et n’avait encore rien tenté pour connaître ce qui se passait en moi…
Depuis ma rencontre avec Simon, je n’étais pas revenu à la librairie : trois jours déjà ! Marie avait dû y voir le signe de sa condamnation et elle ne luttait pas. Le ramier sauvage qu’elle avait apprivoisé avait pris peur, s’était envolé : elle tâcherait de m’oublier. Telle était la réaction que je lui prêtais. Et puis je me souvenais de ce que Simon m’avait dit du plan de Marie pour que je ne fusse pas réduit à épouser le Pou. Le plan de Marie, conçu par Marie.
J’avais résolu de faire le mort jusqu’au jeudi, jour de notre rendez-vous avec Simon. Mais le lendemain, au retour de la Faculté, je n’y tins plus. J’essayai de résister. Je fis halte, comme presque chaque jour, à la cathédrale qui se trouve sur ma route : c’est même un raccourci que de la traverser. Moi, je m’y attardais. C’était l’endroit du monde où je me sentais le plus à l’abri du monde et comme immergé dans cet amour sans rivage dont j’étais séparé à jamais, moi le jeune homme riche « qui s’éloigna triste parce qu’il avait de grands biens ». Ce jour-là, je ne m’y attardai pas. Je remontai la rue Sainte-Catherine jusqu’aux Galeries Bordelaises. Je n’avais pas encore passé le seuil de la librairie que Marie m’avait vu ; et moi je vis au premier regard qu’elle avait souffert. La souffrance l’avait vieillie. Ce n’était plus une jeune fille, non plus une jeune femme : une créature souffrante depuis des années mais en ce moment souffrante à cause de moi. Je connais, et Donzac connaît ce trait de ma nature, je ne sais s’il est très singulier ou s’il est commun à beaucoup d’hommes : quand je tiens à quelqu’un, ce besoin que j’ai de sa souffrance pour être rassuré. Je ressentis à l’instant même une grande paix, avant que nous ayons échangé aucune parole. Il n’y eut entre nous qu’un furtif serrement de mains. Je lui dis de me retrouver chez Prévost dès qu’elle serait libre et tuai le temps jusqu’à ce moment-là, errant comme un chien perdu à travers le labyrinthe de ces quartiers morts de Saint-Michel et de Sainte-Croix. Puis j’attendis chez Prévost, devant ma tasse de chocolat, tout à la joie animale du repos. Enfin elle entra. « Elle s’était mis du rouge » comme aurait dit ma mère sur un ton de condamnation.
— Je ne suis pas venue pour me défendre. Vous croirez ce que vous voudrez… Mais non que j’ai obéi à des motifs inavouables. Je savais que si vous retrouviez Simon Duberc sans que je fusse là, notre histoire serait finie avant d’avoir commencé…
— Moi aussi Marie, je vous ai menti. Nous nous sommes trompés mutuellement pour ne pas nous perdre.
— On ne perd que ce qu’on a possédé. Non, Alain, je ne t’ai pas perdu.
Elle ne m’avait pas perdu, mais elle voulait me sauver. Elle me croyait menacé de mort, si la mort pour un homme est de se trouver malgré lui lié à une femme qui lui fait horreur, au degré où le Pou me ferait horreur. Ma mère savait que le temps travaillait pour elle, que chaque année gagnée la rapprochait de l’accomplissement d’un rêve caressé à toutes les minutes de sa vie.
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