La tactique la plus courante à laquelle recourait l’otage consistait à sortir de sa loge pour chercher des commodités. Immanquablement, quelqu’un était posté pour lui dire avec une amabilité surjouée : « Vous avez des toilettes dans votre loge. »
En vérité, l’enregistrement ne commençait jamais avant dix-sept heures trente. Les trois heures de battement n’avaient d’autre fonction que de fragiliser l’invité et d’augmenter les probabilités qu’il craque sur le plateau. Une célébrité qui pétait les plombs lors d’un faux direct, c’était pain bénit pour l’audience.
— Cette Trémière m’a l’air d’avoir un potentiel hystérique formidable, décréta l’animateur. Que personne, à part la maquilleuse, n’entre dans sa loge.
C’était sans compter avec la très longue expérience de la solitude qu’avait connue la jeune femme. Quand elle comprit que son isolement était inéluctable, elle recourut à une technique qu’elle avait élaborée lors de sa petite enfance et que, ô prodige, elle n’avait pas perdue en grandissant : elle regarda.
Il s’agissait de fixer n’importe quel objet, de préférence le plus quelconque, jusqu’au moment où celui-ci révélait son secret. Il n’existait pas pour elle de choses insignifiantes, il n’existait que des choses qui n’avaient pas été regardées au degré de profondeur où apparaissait leur étrangeté.
Trémière dédaigna le plateau de fruits ou le bouquet de fleurs — trop faciles — et choisit la boîte de kleenex, sans marque, un paquet de carton rectangulaire d’où jaillissait l’amorce d’un mouchoir en papier. Elle darda sur lui ses yeux et se concentra. Au bout d’une dizaine de minutes se produisit la magie : la boîte devint translucide et laissa transparaître l’étoffe phosphorescente des mouchoirs, une dentelle arachnéenne comparable aux merveilles de Bruges et de Calais. Quant au kleenex à demi émergé du paquet, c’était une gaze moirée dont le plissé subtil évoquait l’art du Bernin. On pouvait le laisser croître par la contemplation jusqu’à lui donner le métrage d’un rouleau de soie et s’y tailler mentalement une robe à usage unique, aussi légère à porter que la nudité.
Le pronostic de l’animateur ne se vérifiait pas : celui qui vécut très mal son isolement, ce fut Déodat.
La journée n’avait pas bien commencé. Féru de lecture, il n’avait plus rien à lire. Il s’était rendu dans sa librairie habituelle et avait lu les premières pages d’une quinzaine de livres sans accrocher. La libraire vint le conseiller et ne le convainquit pas. Cet omnivore ne trouvait rien à son goût : essais, romans, recueils de nouvelles, grands écrivains, auteurs émergents, tout lui tombait des mains. En désespoir de cause, il s’était rabattu sur le rayon « Ornithologie », pour s’apercevoir qu’aucune nouveauté ne lui avait échappé en ce domaine.
Il était reparti bredouille. Il détestait se sentir orphelin de livres, comme si aucun bouquin n’avait voulu de lui : il demeurait persuadé que c’était les ouvrages qui adoptaient leurs lecteurs et non le contraire. Orphelin a pour étymologie Orphée, ce qui lui semblait absurde, sauf dans ce cas précis de déréliction.
L’après-midi, quand il comprit que sa loge était une prison où il ne recevrait aucune visite, il se maudit encore davantage de ne pas avoir emporté de livre. « Des heures perdues à jamais ! » enragea-t-il. Son portable lui apprit qu’il n’y avait pas de réseau ; quant au téléphone mural, il ne permettait pas d’appeler l’extérieur. « Rien n’a été laissé au hasard. »
Déodat regarda la bouteille de Deutz disposée dans un seau à glace. À côté, une flûte le narguait : « Qui a envie de boire seul un tel champagne ? » À titre d’expérience, il sortit — presque étonné qu’on n’ait pas fermé la porte à double tour dans l’intervalle — et se retrouva nez à nez avec le quidam qui devait être son garde. Il lui demanda à brûle-pourpoint s’il désirait boire du champagne avec lui. Impavide, le geôlier répondit qu’il n’en avait pas le droit.
Il retourna dans sa cellule, furieux : « Un ornithologue enfermé dans une cage, il fallait y penser ! » Quand il tremblait de colère, il savait que l’unique moyen de se calmer consistait à observer un oiseau. Or, sa loge ne comportait pas de fenêtre. Il fonça avertir le maton qu’il avait besoin d’une loge avec une fenêtre.
— Aucune loge ne comporte de fenêtre, répondit le maton sans sourciller.
Déodat s’effondra sur le canapé. « On cherche à me faire craquer et on y arrive », songea-t-il. Dans les situations de crise, il se métamorphosait en étourneau et se cognait le front à tous les murs de la pièce comme si quelqu’un jouait du tam-tam à côté de lui. Préférant la révolte à la folie, il jaillit hors de sa loge et courut dans les couloirs à la recherche d’une fenêtre, poursuivi par son escorte qui ne cessait de le rappeler à l’ordre. Enfin, il parvint à une baie vitrée et s’abîma dans la contemplation du ciel.
— Veuillez retourner dans votre loge, monsieur.
— Fichez-moi la paix !
Il finit par apercevoir un martinet qui tournoyait haut dans le ciel. Aucun spectacle ne le délivrait à ce point : à force de le regarder, Déodat devenait l’oiseau en vol. Il se laissa planer le temps qu’il fallut. Quand il sentit que la crise était passée, il quitta le corps du martinet et fila rejoindre sa loge. Voyant que le surveillant était sur ses talons, il le sema et entra dans une cellule qui était la copie conforme de la sienne.
L’irruption d’un personnage qui claqua la porte derrière lui arracha Trémière à sa contemplation méditative. Si ses perceptions n’avaient été aiguisées par l’exercice auquel elle se livrait depuis plus d’une heure, sans doute eût-elle éprouvé du dégoût à la vue de Déodat. Or, la première chose qu’elle sentit fut que cette créature venait de planer dans le ciel :
— Je ne savais pas qu’un paon pouvait voler, dit-elle.
Nausicaa n’eut pas une voix aussi douce pour accueillir Ulysse sur le rivage.
Déodat, qui ne comprenait rien à ce qui se passait, saisit la balle au bond :
— Les paons sont des oiseaux étranges, dit-il. La roue, par exemple. C’est leur numéro de charme et leur parade de guerre. Jusqu’ici, rien d’étonnant. Dans l’espèce humaine aussi, il est régulier que l’atout de séduction coïncide avec le dispositif de défense. Mais même en l’absence de femelle, de rival ou de menace, on peut surprendre le paon à exhiber son éventail sans qu’on puisse en expliquer la raison.
— Peut-être pour le simple plaisir de sa beauté ?
— Sans qu’aucun miroir ne lui en renvoie l’image ?
— Parfois, c’est précisément l’absence de tout reflet qui permet de se sentir belle.
Déodat sut qu’elle parlait d’expérience.
— Comment avez-vous compris que j’étais un paon ?
— Quand vous êtes entré, j’ai d’abord vu que vous étiez un oiseau : vous veniez de voler dans les airs, sans que je puisse vous en dire plus. Et puis, j’ai vu votre propension à l’excès. Pardonnez-moi de vous parler sans détour : c’est comme si vous mettiez votre point d’honneur à déployer toute la laideur du monde. Vous y mettez autant de panache que le paon à déployer ses ocelles. Êtes-vous l’ornithologue ?
Ils se présentèrent l’un à l’autre. Comme plus rien ne s’y opposait, ils versèrent du champagne dans la flûte et y burent à tour de rôle. Ce philtre leur confirma qu’ils étaient irrémédiablement amoureux.
— Je dois vous prévenir que je n’ai pas d’esprit.
— Les mots par lesquels vous m’avez accueilli ne le signalaient pas. Quant à moi, il me semble superflu de vous rappeler ma triste figure.
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