Une fois sortie de la salle de conseil, elle a retrouvé sa bonne humeur, son air bravache de cancre. Dans le couloir, elle alpaguait ses copains qui sortaient de classe, elle faisait des bonds et murmurait des secrets à l’oreille d’une fille timide qui se retenait de pouffer. Louise avait envie de la gifler, de la secouer de toutes ses forces. Elle aurait voulu lui faire comprendre ce que ça lui coûtait d’humiliations et d’efforts que d’élever une fille comme elle. Elle aurait voulu lui mettre le nez dans sa sueur et ses angoisses, lui arracher de la poitrine sa stupide insouciance. Mettre en miettes ce qui lui restait d’enfance.
Dans ce couloir bruyant, Louise se retenait de trembler. Elle se contentait de réduire Stéphanie au silence en serrant de plus en plus fort ses doigts autour du bras potelé de sa fille.
« Vous pouvez rentrer. »
Le professeur principal a passé la tête par la porte et il leur a fait signe de rejoindre leurs sièges. Ils avaient mis à peine dix minutes à délibérer mais Louise n’a pas compris que c’était mauvais signe.
Une fois que la mère et la fille ont retrouvé leur place, le professeur principal a pris la parole. Stéphanie, a-t-il expliqué, est un élément perturbateur qu’ils échouent tous à canaliser. Ils ont eu beau essayer, user de toutes les méthodes pédagogiques, rien n’y a fait. Ils ont épuisé toutes leurs compétences. Ils ont une responsabilité et ils ne peuvent pas la laisser prendre toute une classe en otage. « Peut-être, ajoute l’enseignant, que Stéphanie sera plus épanouie dans un quartier proche de chez elle. Dans un environnement qui lui ressemble, où elle aurait des repères. Vous comprenez ? »
On était en mars. L’hiver s’était attardé. On avait l’impression qu’il ne cesserait jamais de faire froid. « Si vous avez besoin d’aide pour les aspects administratifs, il y a des gens pour cela », l’a rassurée la conseillère d’orientation. Louise ne comprenait pas. Stéphanie était renvoyée.
Dans le bus qui les ramenait chez elles, Louise a gardé le silence. Stéphanie gloussait, elle regardait par la fenêtre, ses écouteurs enfoncés dans les oreilles. Elles ont remonté la rue grise qui menait à la maison de Jacques. Elles sont passées devant le marché et Stéphanie ralentissait pour regarder les étals. Louise a été prise de haine pour sa désinvolture, pour son égoïsme adolescent. Elle l’a saisie par la manche et l’a tirée avec une vigueur et une brutalité incroyables. Une colère de plus en plus noire, de plus en plus brûlante l’envahissait. Elle avait envie d’enfoncer ses ongles dans la peau molle de sa fille.
Elle a ouvert le petit portail de l’entrée et à peine l’a-t-elle eu refermé derrière elles qu’elle s’est mise à rouer Stéphanie de coups. Elle l’a frappée sur le dos d’abord, de grands coups de poing qui ont projeté sa fille à terre. L’adolescente, recroquevillée, criait. Louise a continué de frapper. Toute sa force de colosse s’est déployée et ses mains minuscules couvraient le visage de Stéphanie de gifles cinglantes. Elle lui tirait les cheveux, écartait les bras dont sa fille entourait sa tête pour se défendre. Elle la tapait sur les yeux, elle l’insultait, elle la griffait jusqu’au sang. Quand Stéphanie n’a plus bougé, Louise lui a craché au visage.
Jacques a entendu le bruit et il s’est approché de la fenêtre. Il a regardé Louise infliger une correction à sa fille sans chercher à les séparer.
Les silences et les malentendus ont tout infecté. Dans l’appartement, l’atmosphère est plus lourde. Myriam essaie de n’en rien montrer aux enfants mais elle est distante avec Louise. Elle lui parle du bout des lèvres, lui donne des instructions précises. Elle suit les conseils de Paul, qui lui répète : « C’est notre employée, pas notre amie. »
Elles ne boivent plus le thé ensemble dans la cuisine, Myriam assise devant la table, Louise adossée au plan de travail. Myriam ne dit plus de mots doux : « Louise, vous êtes un ange » ou « On n’en fait pas deux comme vous ». Elle ne propose plus, le vendredi soir, de terminer la bouteille de rosé qui dort au fond du frigidaire. « Les enfants regardent un film, on peut bien s’accorder un petit plaisir », disait alors Myriam. À présent, quand l’une ouvre la porte, l’autre la referme derrière elle. Elles se retrouvent de plus en plus rarement ensemble dans la même pièce et exécutent une savante chorégraphie de l’évitement.
Puis le printemps éclate, ardent, inespéré. Les journées s’allongent et les arbres portent leurs premiers bourgeons. Le beau temps vient balayer les habitudes, il pousse Louise dehors, dans les parcs, avec les enfants. Un soir, elle demande à Myriam si elle peut finir plus tôt. « J’ai un rendez-vous », explique-t-elle d’une voix émue.
Elle rejoint Hervé dans le quartier où il travaille et, ensemble, ils vont au cinéma. Hervé aurait préféré boire un verre en terrasse, mais Louise a insisté. D’ailleurs, le film lui a beaucoup plu et ils retournent le voir la semaine suivante. Dans la salle, Hervé somnole discrètement à côté de Louise.
Elle finit par accepter de prendre un verre sur une terrasse, dans un pub des Grands Boulevards. Hervé est un homme heureux, pense-t-elle. Il parle de ses projets en souriant. Des vacances qu’ils pourraient prendre tous les deux dans les Vosges. Ils se baigneraient nus dans les lacs, ils dormiraient dans un chalet de montagne dont il connaît le propriétaire. Et ils écouteraient de la musique tout le temps. Il lui ferait découvrir sa collection de disques et il est certain que, très vite, elle ne pourrait plus s’en passer. Hervé a envie de prendre sa retraite et il n’imagine pas de profiter seul de ces années de repos. Il a divorcé il y a quinze ans maintenant. Il n’a pas d’enfants et la solitude lui pèse.
Hervé a usé de tous les stratagèmes avant que Louise n’accepte, un soir, de l’accompagner chez lui. Il l’attend au Paradis, le café qui fait face à l’immeuble des Massé. Ils prennent le métro ensemble et Hervé pose sa main rougeaude sur le genou de Louise. Elle l’écoute, les yeux fixés sur cette main d’homme, cette main qui s’installe, qui commence, qui en voudra plus. Cette main discrète qui cache bien son jeu.
Ils font l’amour bêtement, lui sur elle, leurs mentons se cognant parfois l’un à l’autre. Couché sur elle, il râle mais elle ne sait pas si c’est de plaisir ou parce que ses articulations le font souffrir et qu’elle ne l’aide pas. Hervé est si petit qu’elle peut sentir ses chevilles contre les siennes. Ses chevilles épaisses, ses pieds couverts de poils, et ce contact lui paraît plus incongru, plus intrusif encore que le sexe de l’homme en elle. Jacques, lui, était si grand et il faisait l’amour comme on punit, avec rage. De cette étreinte, Hervé est sorti soulagé, libéré d’un poids, et il s’est montré plus familier.
C’est là, dans le lit d’Hervé, dans son HLM de la porte de Saint-Ouen, l’homme endormi à côté d’elle, qu’elle a pensé à un bébé. Un bébé minuscule, à peine né, un bébé tout enveloppé de cette chaude odeur de la vie qui commence. Un bébé abandonné à l’amour, qu’elle habillerait de barboteuses aux tons pastel et qui passerait de ses bras à ceux de Myriam puis de Paul. Un nourrisson qui les tiendrait tout près les uns des autres, qui les lierait dans un même élan de tendresse. Qui effacerait les malentendus, les dissensions, qui redonnerait un sens aux habitudes. Ce bébé, elle le bercerait sur ses genoux pendant des heures, dans une petite chambre à peine éclairée par une veilleuse sur laquelle des bateaux et des îles tourneraient en rond. Elle caresserait son crâne chauve et elle enfoncerait doucement son petit doigt dans la bouche de l’enfant. Il arrêterait de crier, tétant de ses gencives gonflées son ongle verni.
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