Pendant le premier rendez-vous, l’homme a raconté sa vie aux avocats, un récit émaillé de mensonges, d’exagérations évidentes. Au seuil de la prison à vie, il trouvait le moyen de faire du charme à Myriam. Elle a tout fait pour garder la « bonne distance ». C’est l’expression qu’utilise toujours Pascal et sur laquelle repose, selon lui, le succès d’une affaire. Elle a cherché à démêler le vrai du faux, méthodiquement, preuves à l’appui. Elle a expliqué de sa voix d’institutrice, choisissant des mots simples mais cinglants, que le mensonge était une mauvaise technique de défense et qu’il n’avait rien à perdre, à présent, à dire la vérité.
Pour le procès, elle a acheté au jeune homme une chemise neuve et lui a conseillé d’oublier les plaisanteries de mauvais goût et ce sourire en coin, qui lui donne l’air bravache. « Nous devons prouver que, vous aussi, vous êtes une victime. »
Myriam parvient à se concentrer et le travail lui fait oublier sa nuit de cauchemar. Elle interroge les deux experts qui viennent à la barre pour parler de la psychologie de son client. Une des victimes témoigne, assistée d’un traducteur. Le témoignage est laborieux mais l’émotion est palpable dans l’assistance. L’accusé garde les yeux baissés, impassible.
Pendant une suspension de séance, alors que Pascal est au téléphone, Myriam reste assise dans un couloir, le regard vide, prise d’un sentiment de panique. Elle a sans doute traité avec trop de hauteur cette histoire de dettes. Par discrétion ou par désinvolture, elle n’a pas regardé en détail le courrier du Trésor public. Elle aurait dû garder les documents, se dit-elle. Des dizaines de fois elle a demandé à Louise de les lui apporter. Louise a commencé par dire qu’elle les avait oubliés, qu’elle y penserait demain, promis. Myriam a essayé d’en savoir plus. Elle l’a interrogée sur Jacques, sur ces dettes qui semblent courir depuis des années. Elle lui a demandé si Stéphanie était au courant de ses difficultés. À ses questions, posées d’une voix douce et compréhensive, Louise opposait un silence hermétique. « C’est de la pudeur », a pensé Myriam. Une façon de préserver la frontière entre nos deux mondes. Elle a alors renoncé à l’aider. Elle avait l’affreuse impression que sa curiosité était autant de coups infligés au corps fragile de Louise, ce corps qui depuis quelques jours semble s’étioler, blêmir, s’effacer. Dans ce couloir sombre, où flotte une rumeur lancinante, Myriam se sent démunie, en proie à un lourd et profond épuisement.
Ce matin, Paul l’a rappelée. Il s’est montré doux et conciliant. Il s’est excusé d’avoir si bêtement réagi. De ne pas l’avoir prise au sérieux. « On fera comme tu voudras, a-t-il répété. Dans ces conditions, nous ne pouvons pas la garder. » Et il a ajouté, pragmatique : « On attend l’été, on part en vacances et au retour nous lui ferons comprendre que nous n’avons plus vraiment besoin d’elle. »
Myriam a répondu d’une voix blanche, sans conviction. Elle repense à la joie des enfants quand ils ont retrouvé la nounou après ces quelques jours de congé maladie. Au regard triste que Louise lui a adressé, à son visage lunaire. Elle entend encore ses excuses voilées et un peu ridicules, sa honte d’avoir manqué à son devoir. « Ça ne se reproduira plus, disait-elle. Je vous le promets. »
Bien sûr, il suffirait d’y mettre fin, de tout arrêter là. Mais Louise a les clés de chez eux, elle sait tout, elle s’est incrustée dans leur vie si profondément qu’elle semble maintenant impossible à déloger. Ils la repousseront et elle reviendra. Ils feront leurs adieux et elle cognera contre la porte, elle rentrera quand même, elle sera menaçante, comme un amant blessé.
Stéphanie a eu beaucoup de chance. Quand elle est entrée au collège, Mme Perrin, l’employeur de Louise, a proposé d’inscrire la jeune fille dans un lycée parisien, bien mieux noté que celui auquel elle était destinée à Bobigny. La femme a voulu faire une bonne action pour cette pauvre Louise, qui travaille tellement et qui est si méritante.
Mais Stéphanie ne s’est pas montrée à la hauteur de cette générosité. Quelques semaines à peine après sa rentrée en troisième, les ennuis ont commencé. Elle perturbait la classe. Elle ne pouvait pas s’empêcher de pouffer de rire, de balancer des objets à travers la salle, de répondre des grossièretés aux professeurs. Les autres élèves la trouvaient à la fois drôle et fatigante. Elle cachait à Louise les mots sur son carnet de correspondance, les avertissements, les convocations chez le proviseur. Elle s’est mise à sécher les cours et à fumer des joints avant midi, couchée sur les bancs d’un square du quinzième arrondissement.
Un soir, Mme Perrin a convoqué la nounou pour lui exposer sa profonde déception. Elle se sentait trahie. À cause de Louise, elle avait eu atrocement honte. Elle avait perdu la face devant le proviseur, qu’elle avait mis tant de temps à convaincre et qui lui avait fait une fleur en acceptant Stéphanie. Dans une semaine, la jeune fille était convoquée devant le conseil de discipline, où Louise devait elle aussi se rendre. « C’est comme un tribunal, lui a expliqué sèchement sa patronne. Ce sera à vous de la défendre. »
À 15 heures, Louise et sa fille sont entrées dans la salle. C’était une pièce ronde, mal chauffée, dont les larges fenêtres, aux vitres vertes et bleues, répandaient une lumière d’église. Une dizaine de personnes — professeurs, conseillers, représentants des parents d’élèves — étaient assises autour d’une large table en bois. Elles ont pris la parole à tour de rôle. « Stéphanie est inadaptée, indisciplinée, insolente. » « Ce n’est pas une méchante fille, a ajouté quelqu’un. Mais quand elle commence, il n’y a pas moyen de la raisonner. » Elles se sont étonnées que Louise n’ait jamais réagi face à l’ampleur de ce désastre. Qu’elle n’ait pas répondu aux demandes de rendez-vous que des professeurs lui avaient adressées. On l’avait appelée sur son portable. On avait même laissé des messages, qui tous étaient restés sans suite.
Louise les a suppliées de donner une autre chance à sa fille. Elle a expliqué en pleurant combien elle s’occupait de ses enfants, qu’elle les punissait quand ils ne l’écoutaient pas. Qu’elle leur interdisait de regarder la télévision en faisant leurs devoirs. Elle a dit qu’elle avait des principes et une grande expérience dans l’éducation des enfants. Mme Perrin l’avait prévenue, il s’agissait bien d’un tribunal et c’est elle qu’on jugeait. Elle, la mauvaise mère.
Autour de la grande table en bois, dans cette salle glacée où ils avaient tous gardé leurs manteaux, les enseignants ont incliné la tête sur le côté. Ils ont répété : « Nous ne mettons pas en doute vos efforts, madame. Nous sommes certains que vous faites de votre mieux. » Une professeur de français, une femme mince et douce, lui a demandé :
« Combien Stéphanie a-t-elle de frères et sœurs ?
— Elle n’en a pas, a répondu Louise.
— Mais vous nous avez parlé de vos enfants, non ?
— Oui, les enfants dont je m’occupe. Ceux que je garde tous les jours. Et vous pouvez me croire, ma patronne est très contente de l’éducation que je donne à ses enfants. »
Ils leur ont demandé de sortir de la salle pour les laisser délibérer. Louise s’est levée et leur a adressé un sourire qu’elle imaginait être celui d’une femme du monde. Dans le couloir du lycée, face aux terrains de basket, Stéphanie continuait à rire bêtement. Elle était trop ronde, trop grande, ridicule avec sa queue-de-cheval sur le haut du crâne. Elle portait un caleçon imprimé qui lui faisait des cuisses énormes. Le caractère solennel de cette réunion ne semblait pas l’avoir intimidée, juste ennuyée. Elle n’a pas eu peur, au contraire, elle souriait d’un air entendu, comme si ces professeurs qui portaient des pulls en mohair ringards et des foulards de grand-mère n’étaient rien d’autre que de mauvais acteurs.
Читать дальше