Myriam s’approche de la bête qu’elle n’ose pas toucher. Cela ne peut pas être une erreur, un oubli de Louise. Encore moins une plaisanterie. Non, la carcasse sent le liquide vaisselle à l’amande douce. Louise l’a lavée à grande eau, elle l’a nettoyée et elle l’a posée là comme une vengeance, comme un totem maléfique.
Plus tard, Mila a tout raconté à sa mère. Elle riait, elle sautait en expliquant comment Louise leur avait appris à manger avec les doigts. Debout sur leurs chaises, Adam et elle ont gratté les os. La viande était sèche et Louise les a autorisés à boire de grands verres de Fanta en mangeant, pour ne pas s’étouffer. Elle était très attentive à ne pas abîmer le squelette et elle ne quittait pas la bête des yeux. Elle leur a dit que c’était un jeu et qu’elle les récompenserait s’ils suivaient très attentivement les règles. Et à la fin, pour une fois, ils ont eu droit à deux bonbons acidulés.
Dix ans ont passé, mais Hector Rouvier se rappelle parfaitement les mains de Louise. C’est ce qu’il touchait le plus souvent, ses mains. Elles avaient une odeur de pétales écrasés et ses ongles étaient toujours vernis. Hector les serrait, les tenait contre lui, il les sentait sur sa nuque quand il regardait un film à la télévision. Les mains de Louise plongeaient dans l’eau chaude et frottaient le corps maigre d’Hector. Elles faisaient mousser le savon dans ses cheveux, glissaient sous ses aisselles, lavaient son sexe, son ventre, ses fesses.
Couché sur son lit, le visage enfoncé dans l’oreiller, il soulevait le haut de son pyjama pour signifier à Louise qu’il attendait ses caresses. Du bout des ongles, elles parcouraient le dos de l’enfant dont la peau s’alarmait, frissonnait, et il s’endormait, apaisé et un peu honteux, devinant vaguement l’étrange excitation dans laquelle les doigts de Louise l’avaient plongé.
Sur le chemin de l’école, Hector serrait très fort les mains de sa nounou. Plus il grandissait, plus ses paumes s’élargissaient et plus il craignait de broyer les os de Louise, ses os de biscuit et de porcelaine. Les phalanges de la nounou craquaient dans la paume de l’enfant et parfois, Hector pensait que c’était lui qui donnait la main à Louise et lui faisait traverser la rue.
Louise n’a jamais été dure, non. Il ne se souvient pas de l’avoir vue se mettre en colère. Il en est certain, elle n’a jamais porté la main sur lui. Il a gardé d’elle des images floues, informes, malgré les années passées auprès d’elle. Le visage de Louise lui semble lointain, il n’est pas sûr qu’il la reconnaîtrait aujourd’hui s’il la croisait par hasard dans la rue. Mais le contact de sa joue, molle et douce ; l’odeur de sa poudre, qu’elle appliquait matin et soir ; la sensation de ses collants beiges contre son visage d’enfant ; la façon étrange qu’elle avait de l’embrasser, y mettant parfois les dents, le mordillant comme pour lui signifier la sauvagerie soudaine de son amour, son désir de le posséder tout entier. De tout cela, oui, il se souvient.
Il n’a pas oublié, non plus, ses talents de pâtissière. Les gâteaux qu’elle apportait devant l’école et la façon dont elle se réjouissait de la gourmandise du petit garçon. Le goût de sa sauce tomate, sa façon de poivrer les steaks qu’elle cuisait à peine, sa crème aux champignons sont des souvenirs qu’il convoque souvent. Une mythologie liée à l’enfance, au monde d’avant les repas surgelés devant l’écran de son ordinateur.
Il se souvient aussi, ou plutôt il croit se souvenir, qu’elle était d’une patience infinie avec lui. Avec ses parents, la cérémonie du coucher tournait souvent mal. Anne Rouvier, sa mère, perdait patience quand Hector pleurait, suppliait de laisser la porte ouverte, demandait une autre histoire, un verre d’eau, jurait qu’il avait vu un monstre, qu’il avait encore faim.
« Moi aussi, lui avait avoué Louise, j’ai peur de m’endormir. » Elle avait de l’indulgence pour les cauchemars et elle était capable de lui caresser les tempes pendant des heures et d’accompagner, de ses longs doigts qui sentaient la rose, sa route vers le sommeil. Elle avait convaincu sa patronne de laisser une lampe allumée dans la chambre de l’enfant. « On n’a pas besoin de lui infliger une telle terreur. »
Oui, son départ a été une déchirure. Elle lui a manqué, atrocement, et il a détesté la jeune fille qui l’a remplacée, une étudiante qui venait le chercher à l’école, qui lui parlait anglais et qui, comme le disait sa mère, « le stimulait intellectuellement ». Il en a voulu à Louise d’avoir déserté, de n’avoir pas tenu les promesses enflammées qu’elle avait faites, d’avoir trahi les serments de tendresse éternelle, après avoir juré qu’il était le seul et que personne ne pourrait le remplacer. Un jour, elle n’a plus été là et Hector n’a pas osé poser de questions. Il n’a pas su pleurer cette femme qui l’avait quitté car malgré ses huit ans, il avait l’intuition que cet amour-là était risible, qu’on se moquerait de lui et que ceux qui s’apitoyaient faisaient un peu semblant.
Hector baisse la tête. Il se tait. Sa mère est assise sur une chaise, à côté de lui, et elle pose sa main sur son épaule. Elle lui dit : « C’est bien, mon chéri. » Mais Anne est agitée. Elle a, face aux policiers, des regards de coupable. Elle cherche quelque chose à avouer, une faute qu’elle aurait commise il y a longtemps et qu’ils voudraient lui faire payer. Elle a toujours été comme ça, innocente et paranoïaque. Elle n’a jamais passé une douane sans transpirer. Un jour, elle a soufflé, sobre et enceinte, dans un éthylotest persuadée qu’elle se ferait arrêter.
Le capitaine, une jolie femme dont les épais cheveux bruns sont retenus en queue-de-cheval, s’assoit sur son bureau, face à eux. Elle demande à Anne comment elle est entrée en contact avec Louise et les raisons qui l’ont poussée à l’engager comme nounou pour ses enfants. Anne répond calmement. Elle ne veut qu’une chose, satisfaire la policière, la mettre sur une piste et, surtout, savoir de quoi Louise est accusée.
Louise lui a été conseillée par une amie. Elle lui en avait dit le plus grand bien. Et d’ailleurs, elle-même a toujours été satisfaite de sa nounou. « Hector, vous le constatez vous-même, était très attaché à elle. » Le capitaine sourit à l’adolescent. Elle retourne derrière son bureau, ouvre un dossier et demande :
« Est-ce que vous vous souvenez du coup de fil de Mme Massé ? Il y a un peu plus d’un an, en janvier ?
— Mme Massé ?
— Oui, rappelez-vous. Louise vous avait donné comme référence et Myriam Massé voulait savoir ce que vous pensiez d’elle.
— C’est vrai, je m’en souviens. Je lui ai dit que Louise était une nounou d’exception. »
Ils sont assis depuis plus de deux heures dans cette pièce froide, qui ne leur offre aucune distraction. Le bureau est bien rangé. Aucune photographie ne traîne. Il n’y a pas d’affiches placardées au mur, aucun avis de recherche. Le capitaine s’arrête parfois au milieu d’une phrase et sort du bureau en s’excusant. Anne et son fils la voient à travers la vitre répondre à son portable, chuchoter à l’oreille d’un collègue ou boire un café. Ils n’ont pas envie de se parler, même pour se distraire. Assis côte à côte, ils s’évitent, ils font semblant d’oublier qu’ils ne sont pas seuls. Ils se contentent de souffler fort, de se lever pour faire le tour de leur chaise. Hector consulte son portable. Anne tient son sac en cuir noir entre ses bras. Ils s’ennuient mais ils sont trop polis et trop peureux pour montrer à la policière le moindre signe d’agacement. Épuisés, soumis, ils attendent d’être libérés.
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