Les lettres, elle sait où elles sont. Un tas d’enveloppes qu’elle n’a pas jetées, qui sont posées sous le compteur électrique. Elle voudrait y mettre le feu. De toute façon elle ne comprend rien à ces phrases interminables, à ces tableaux qui s’étalent sur des pages, à ces colonnes de chiffres dont le montant ne cesse de grossir. Comme quand elle aidait Stéphanie à faire ses devoirs. Elle faisait des dictées. Elle essayait de l’aider à résoudre des problèmes de mathématiques. Sa fille se moquait d’elle en riant : « Qu’est-ce que tu y connais de toute façon ? Tu es nulle. »
Ce soir-là, après avoir mis les enfants en pyjama, Louise s’attarde dans leur chambre. Myriam l’attend dans l’entrée, droite. « Vous pouvez y aller maintenant. Nous nous verrons demain. » Louise voudrait tellement rester. Dormir là, au pied du lit de Mila. Elle ne ferait pas de bruit, elle ne dérangerait personne. Louise ne veut pas retourner dans son studio. Chaque soir, elle rentre un peu plus tard et elle marche dans la rue, les yeux baissés, son écharpe relevée jusqu’au menton. Elle a peur de rencontrer son propriétaire, un vieux type aux cheveux roux et aux yeux injectés de sang. Un radin qui ne lui a fait confiance que « parce que louer à une Blanche dans ce quartier, c’est quasiment inespéré ». Il doit le regretter maintenant.
Dans le RER, elle serre les dents pour s’empêcher de pleurer. Une pluie glaciale, insidieuse, imprègne son manteau, ses cheveux. De lourdes gouttes tombent des porches, glissent sur son cou, la font frissonner. Arrivée au coin de sa rue, pourtant déserte, elle sent qu’on l’observe. Elle se retourne, mais il n’y a personne. Puis, dans la pénombre, entre deux voitures, elle aperçoit un homme, accroupi. Elle voit ses deux cuisses nues, ses mains énormes posées sur ses genoux. Une main tient un journal. Il la regarde. Il n’a l’air ni hostile ni gêné. Elle recule, prise d’une atroce nausée. Elle a envie de hurler, de prendre quelqu’un à témoin. Un homme chie dans sa rue, sous son nez. Un homme qui apparemment n’a même plus honte et doit avoir l’habitude de faire ses besoins sans pudeur et sans dignité.
Louise court jusqu’à la porte de son immeuble et monte les escaliers en tremblant. Elle range tout. Elle change ses draps. Elle voudrait se laver, rester longtemps sous un jet d’eau chaude pour se réchauffer, mais il y a quelques jours la douche s’est affaissée et elle est inutilisable. Sous la vasque, le bois, pourri, a cédé et la douche s’est quasiment écroulée. Depuis elle se lave dans l’évier, avec un gant. Elle s’est fait un shampooing il y a trois jours, assise sur la chaise en formica.
Couchée dans son lit, elle ne parvient pas à dormir. Elle n’arrête pas de penser à cet homme dans l’ombre. Elle ne peut pas s’empêcher d’imaginer que bientôt, c’est d’elle qu’il s’agira. Qu’elle se retrouvera dans la rue. Que même cet appartement immonde, elle sera obligée de le quitter et qu’elle chiera dans la rue, comme un animal.
Le lendemain matin, Louise ne réussit pas à se lever. Toute la nuit, elle a eu de la fièvre, au point de claquer des dents. Sa gorge est gonflée, pleine d’aphtes. Même sa salive lui paraît impossible à avaler. Il est à peine 7 h 30 quand le téléphone se met à sonner. Elle ne répond pas. Elle voit pourtant le nom de Myriam s’afficher sur l’écran. Elle ouvre les yeux, tend le bras vers l’appareil et raccroche. Elle enfonce son visage dans l’oreiller.
Le téléphone sonne à nouveau.
Cette fois, Myriam laisse un message. « Bonjour Louise, j’espère que vous allez bien. Là, il est presque 8 heures. Mila est malade depuis hier soir, elle a de la fièvre. J’ai une affaire très importante, je vous avais dit que je plaidais aujourd’hui. J’espère que tout va bien, qu’il n’est rien arrivé. Rappelez-moi dès que vous avez ce message. On vous attend. » Louise jette l’appareil à ses pieds. Elle se roule dans la couverture. Elle essaie d’oublier qu’elle a soif et atrocement envie d’uriner. Elle ne veut pas bouger d’ici.
Elle a poussé son lit contre le mur, pour mieux profiter de la faible chaleur du radiateur. Couchée comme ça, son nez est presque collé contre la vitre. Les yeux tournés vers les arbres décharnés de la rue, elle ne trouve plus d’issue à rien. Elle a l’étrange certitude qu’il est inutile de se battre. Qu’elle ne peut que se laisser flotter, envahir, dépasser, rester passive face aux circonstances. La veille elle a ramassé les enveloppes. Elle les a ouvertes et déchirées, une à une. Elle a jeté les morceaux dans l’évier et elle a ouvert le robinet. Une fois mouillés, les bouts de papier se sont agglutinés et ont formé une pâte immonde qu’elle a regardée se désagréger sous le filet d’eau brûlante. Le téléphone sonne, encore et encore. Louise a jeté le portable sous un coussin mais la sonnerie stridente l’empêche de se rendormir.
Dans l’appartement, Myriam piétine, affolée, sa robe d’avocat posée sur le fauteuil rayé. « Elle ne reviendra pas, dit-elle à Paul. Ce ne serait pas la première fois qu’une nounou disparaît du jour au lendemain. Des histoires comme ça, j’en ai entendu plein. » Elle essaie de rappeler et face au silence de Louise elle se sent complètement démunie. Elle s’en prend à Paul. Elle l’accuse d’avoir été trop dur, d’avoir traité Louise comme une simple employée. « Nous l’avons humiliée », conclut-elle.
Paul tente de raisonner sa femme. Louise a peut-être un problème, il est sans doute arrivé quelque chose. Jamais elle n’aurait osé les laisser comme ça, sans explications. Elle qui est tellement attachée aux enfants ne pourrait pas partir sans dire au revoir. « Au lieu d’échafauder des scénarios délirants, tu devrais chercher son adresse. Regarde sur son contrat. Si elle n’a pas répondu dans une heure, je vais chez elle. »
Myriam est accroupie, en train de fouiller dans les tiroirs, quand le téléphone sonne. D’une voix à peine audible, Louise présente ses excuses. Elle est si malade qu’elle n’a pas réussi à sortir du lit. Elle s’est rendormie au matin et n’a pas entendu son téléphone. Dix fois au moins elle répète : « Je suis désolée. » Myriam est prise de court par cette explication si simple. Elle se sent un peu honteuse de n’avoir pas pensé à ça, un banal problème de santé. Comme si Louise était infaillible, que son corps ne pouvait pas connaître la fatigue ou la maladie. « Je comprends, répond Myriam. Reposez-vous, nous allons trouver une solution. »
Paul et Myriam appellent des amis, des collègues, leur famille. Quelqu’un finit par leur donner le numéro d’une étudiante « qui peut dépanner » et qui, par chance, accepte de se déplacer immédiatement. La jeune fille, une jolie blonde de vingt ans, n’inspire pas confiance à Myriam. En entrant dans l’appartement, elle ôte lentement ses bottines à talons. Myriam remarque qu’elle a un affreux tatouage dans le cou. Aux recommandations de Myriam, elle répond « Oui » sans avoir l’air de rien comprendre, comme pour se débarrasser de cette patronne nerveuse et insistante. Avec Mila, qui somnole sur le canapé, elle surjoue la complicité. Elle mime l’inquiétude maternelle, elle qui n’a même pas fini d’être une enfant.
Mais c’est le soir, quand elle rentre chez elle, que Myriam est le plus accablée. L’appartement est dans un désordre immonde. Des jouets traînent partout dans le salon. La vaisselle sale a été jetée dans l’évier. De la purée de carottes a séché sur la petite table. La jeune fille se lève, soulagée comme un prisonnier qu’on libère de l’étau de sa cellule. Elle empoche les billets et court vers la porte, son portable à la main. Plus tard, Myriam découvre sur le balcon une dizaine de mégots de cigarettes roulées et sur la commode bleue, dans la chambre des enfants, une glace au chocolat qui a fondu, abîmant la peinture du meuble.
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