Autour du toboggan et du bac à sable résonnent des notes de baoulé, de dioula, d’arabe et d’hindi, des mots d’amour sont prononcés en filipino ou en russe. Des langues du bout du monde contaminent le babil des enfants qui en apprennent des bribes que leurs parents, enchantés, leur font répéter. « Il parle l’arabe, je t’assure, écoute-le. » Puis avec les années, les enfants oublient et tandis que s’effacent le visage et la voix de la nounou à présent disparue, plus personne dans la maison ne se souvient de la façon de dire « maman » en lingala ou du nom de ces repas exotiques que la gentille nounou préparait. « Ce ragoût de viande, comment appelait-elle ça déjà ? »
Autour des enfants, qui tous se ressemblent, qui portent souvent les mêmes vêtements achetés dans les mêmes enseignes et sur l’étiquette desquels les mères ont pris soin d’écrire leurs noms pour éviter toute confusion, s’agite cette nuée de femmes. Il y a les jeunes filles voilées de noir, qui doivent être encore plus ponctuelles, plus douces, plus propres que les autres. Il y a celles qui changent de perruque toutes les semaines. Les Philippines qui supplient, en anglais, les enfants de ne pas sauter dans les flaques. Il y a les anciennes, qui connaissent le quartier depuis des années, qui tutoient la directrice d’école, celles qui rencontrent dans la rue des adolescents qu’elles ont un jour élevés et se persuadent qu’ils les ont reconnues, que s’ils n’ont pas dit bonjour c’est par timidité. Il y a les nouvelles, qui travaillent quelques mois et puis qui disparaissent sans dire au revoir, laissant derrière elles courir des rumeurs et des soupçons.
De Louise, les nounous savent peu de chose. Même Wafa, qui semble pourtant la connaître, s’est montrée discrète sur la vie de son amie. Elles ont bien essayé de lui poser des questions. La nounou blanche les intrigue. Combien de fois des parents l’ont-ils prise pour étalon, vantant ses qualités de cuisinière, sa disponibilité totale, évoquant l’entière confiance que Myriam lui voue ? Elles se demandent qui est cette femme si frêle et si parfaite. Chez qui a-t-elle travaillé avant de venir ici ? Dans quel quartier de Paris ? Est-elle mariée ? A-t-elle des enfants qu’elle retrouve le soir, après le travail ? Ses patrons sont-ils justes avec elle ?
Louise ne répond pas ou à peine et les nounous comprennent ce silence. Elles ont toutes des secrets inavouables. Elles cachent des souvenirs affreux de genoux fléchis, d’humiliations, de mensonges. Des souvenirs de voix qu’on entend à peine à l’autre bout du fil, de conversations qui coupent, de gens qui meurent et qu’on n’a pas revus, d’argent réclamé jour après jour pour un enfant malade, qui ne vous reconnaît plus et qui a oublié le son de votre voix. Certaines, Louise le sait, ont volé, de petites choses, presque rien, comme une taxe prélevée sur le bonheur des autres. Certaines cachent leurs noms véritables. Il ne leur viendrait pas à l’idée d’en vouloir à Louise pour sa réserve. Elles se méfient, c’est tout.
Au square, on ne parle pas tant de soi ou bien par allusion. On ne veut pas que les larmes montent aux yeux. Les patrons suffisent à nourrir des conversations passionnées. Les nounous rient de leurs manies, de leurs habitudes, de leur mode de vie. Les patrons de Wafa sont avares, ceux d’Alba sont affreusement méfiants. La mère du petit Jules a des problèmes d’alcool. La plupart d’entre eux, se plaignent-elles, sont manipulés par leurs enfants, qu’ils voient très peu et auxquels ils cèdent sans cesse. Rosalia, une Philippine à la peau très brune, fume cigarette sur cigarette. « La patronne m’a surprise dans la rue la dernière fois. Je sais qu’elle me surveille. »
Pendant que les enfants courent sur les graviers, qu’ils creusent dans le bac à sable que la mairie a récemment dératisé, les femmes font du square à la fois un bureau de recrutement et un syndicat, un centre de réclamations et de petites annonces. Ici circulent les offres d’emploi, se racontent les litiges entre employeurs et employés. Les femmes viennent se plaindre à Lydie, la présidente autoproclamée, une grande Ivoirienne de cinquante ans qui porte des manteaux en fausse fourrure et se dessine de fins sourcils rouges au crayon.
À 18 heures, des bandes de jeunes investissent le square. On les connaît. Ils viennent de la rue de Dunkerque, de la gare du Nord, on sait qu’ils laissent aux abords de l’aire de jeux des pipes cassées, qu’ils pissent dans les jardinières, qu’ils cherchent la bagarre. Les nounous, en les voyant, ramassent en vitesse les manteaux qui traînent, les tractopelles couvertes de sable, elles accrochent leurs sacs à main aux poussettes et s’en vont.
La procession traverse les grilles du square et les femmes se séparent, les unes remontent vers Montmartre ou Notre-Dame-de-Lorette, les autres, comme Louise et Lydie, descendent vers les Grands Boulevards. Elles marchent côte à côte. Louise tient Mila et Adam par la main. Quand le trottoir est trop étroit elle laisse Lydie la devancer, courbée sur sa poussette où dort un nourrisson.
« Il y a une jeune femme enceinte qui est passée hier. Elle va avoir des jumeaux en août », raconte Lydie.
Personne n’ignore que certaines mères, les plus avisées, les consciencieuses, viennent ici faire leur marché comme autrefois on se rendait sur les docks ou au fond d’une ruelle pour trouver une bonne ou un manutentionnaire. Les mères rôdent entre les bancs, elles observent les nounous, scrutent le visage des enfants quand ils reviennent entre les cuisses de ces femmes qui les mouchent d’un geste brusque ou les consolent après une chute. Parfois elles posent des questions. Elles enquêtent.
« Elle habite rue des Martyrs et elle accouche fin août. Comme elle cherche quelqu’un, j’ai pensé à toi », conclut Lydie.
Louise lève vers elle ses yeux de poupée. Elle entend la voix de Lydie, loin, elle l’entend résonner dans son crâne, sans que les mots se détachent, sans que du sens émerge de ce magma. Elle se baisse, prend Adam dans ses bras et attrape Mila sous l’aisselle. Lydie hausse la voix, elle répète quelque chose, elle croit peut-être que Louise ne l’a pas entendue, qu’elle est distraite, tout entière occupée par les enfants.
« Qu’est-ce que tu en penses alors ? Je lui donne ton numéro ? »
Louise ne répond pas. Elle prend son élan et elle avance, brutale, sourde. Elle coupe la route à Lydie et dans sa fuite, d’un geste brusque, elle renverse la poussette dans laquelle l’enfant, réveillé en sursaut, se met à hurler.
« Mais ça ne va pas ou quoi ? » crie la nounou dont toutes les courses se sont renversées dans le caniveau. Louise est loin déjà. Dans la rue, des gens se sont attroupés autour de l’Ivoirienne. On ramasse des mandarines qui roulent sur le trottoir, on jette à la poubelle la baguette détrempée. On s’inquiète pour le bébé, qui n’a rien, heureusement.
Lydie racontera plusieurs fois cette histoire incroyable et elle le jurera : « Non, ce n’était pas un accident. Elle a renversé la poussette. Elle l’a fait exprès. »
L’obsession de l’enfant tourne à vide dans sa tête. Elle ne pense qu’à ça. Ce bébé, qu’elle aimera follement, est la solution à tous ses problèmes. Une fois mis en route, il fera taire les mégères du square, il fera reculer son affreux propriétaire. Il protégera la place de Louise en son royaume. Elle se persuade que Paul et Myriam n’ont pas assez de temps pour eux. Que Mila et Adam sont un obstacle à son arrivée. C’est leur faute si le couple ne parvient pas à se retrouver. Leurs caprices les épuisent, le sommeil trop léger d’Adam coupe court à leurs étreintes. S’ils n’étaient pas sans cesse dans leurs pattes, à geindre, à réclamer de la tendresse, Paul et Myriam pourraient aller de l’avant et faire à Louise un enfant. Ce bébé, elle le désire avec une violence de fanatique, un aveuglement de possédée. Elle le veut comme elle a rarement voulu, au point d’avoir mal, au point d’être capable d’étouffer, de brûler, d’anéantir tout ce qui se tient entre elle et la satisfaction de son désir.
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