Thomas, l’ami de Paul, les a invités à passer la journée dans sa maison de campagne. Il s’y isole pour composer des chansons et entretenir un alcoolisme tenace. Thomas élève des poneys au fond de son parc. Des poneys irréels, blonds comme des actrices américaines et courts sur pattes. Un petit ruisseau traverse l’immense jardin, dont Thomas lui-même ne connaît pas les frontières. Les enfants déjeunent sur l’herbe. Les parents boivent du rosé et Thomas finit par poser sur la table le cubi en carton qu’il tète sans cesse. « On est entre nous, non ? On ne va pas chipoter. »
Thomas n’a pas d’enfants et il ne viendrait pas à l’idée de Paul ou de Myriam de l’ennuyer avec leurs histoires de nounou, d’éducation, de vacances en famille. Pendant cette belle journée de mai, ils oublient leurs angoisses. Leurs préoccupations leur apparaissent pour ce qu’elles sont : de petits soucis du quotidien, presque des caprices. Ils n’ont plus en tête que l’avenir, les projets, les bonheurs près d’éclore. Myriam en est certaine, Pascal va lui proposer en septembre de devenir associée. Elle pourra choisir ses affaires, déléguer à des stagiaires le travail ingrat. Paul regarde sa femme et ses enfants. Il se dit que le plus dur est accompli, que le meilleur reste à venir.
Ils passent une journée merveilleuse à courir, à jouer. Les enfants montent les poneys et leur donnent des pommes et des carottes. Ils arrachent les mauvaises herbes dans ce que Thomas appelle le potager, où jamais un légume n’a poussé. Paul attrape une guitare et il fait rire tout le monde. Puis tous se taisent quand Thomas chante et que Myriam fait les chœurs. Les enfants ouvrent de grands yeux devant ces adultes si sages qui chantent dans une langue qu’ils ne comprennent pas.
Au moment de rentrer, les petits poussent des hurlements. Adam se jette par terre, il refuse de partir. Mila, qui est épuisée elle aussi, sanglote dans les bras de Thomas. À peine installés dans la voiture, les enfants s’endorment. Myriam et Paul sont silencieux. Ils observent les champs de colza ahuris dans le coucher de soleil fauve qui baigne les aires de repos, les zones industrielles, les éoliennes grises d’un soupçon de poésie.
Un accident a bloqué l’autoroute et Paul, que les embouteillages rendent fou, décide de prendre une sortie et de rejoindre Paris par la nationale. « Je n’aurai qu’à suivre mon GPS. » Ils s’enfoncent dans des rues sombres le long desquelles des maisons bourgeoises et laides gardent leurs volets fermés. Myriam s’assoupit. Les feuilles des arbres, comme des milliers de diamants noirs, brillent sous les lampadaires. Elle rouvre parfois les yeux, inquiète que Paul s’abandonne, lui aussi, à la rêverie. Paul la rassure et elle se rendort.
Elle est réveillée par le bruit des klaxons et les yeux mi-clos, l’esprit encore embrumé par le sommeil et l’excès de rosé, elle ne reconnaît pas tout de suite l’avenue sur laquelle ils se retrouvent bloqués. « On est où ? » demande-t-elle à Paul, qui ne répond pas, qui n’en sait rien et qui est tout entier occupé à comprendre ce qui bloque, ce qui les empêche d’avancer. Myriam tourne la tête. Elle se serait rendormie si elle n’avait pas vu, là, sur le trottoir d’en face, la silhouette familière de Louise.
« Regarde », dit-elle à Paul en tendant le bras. Mais Paul est concentré sur l’embouteillage. Il étudie les possibilités de s’en sortir, de faire demi-tour. Il s’est engagé dans un carrefour où les voitures, qui arrivent de partout, n’avancent plus. Les scooters se fraient un chemin, les piétons frôlent les capots. Les feux passent du rouge au vert en quelques secondes. Personne n’avance.
« Regarde, là-bas. Je crois que c’est Louise. »
Myriam se soulève un peu de son siège pour mieux voir le visage de la femme qui marche, de l’autre côté du carrefour. Elle pourrait baisser la vitre et l’appeler, mais elle aurait l’air ridicule, et la nounou, sans doute, ne l’entendrait pas. Myriam voit les cheveux blonds, le chignon sur la nuque, la démarche inimitable de Louise, agile et tremblante. La nounou, lui semble-t-il, avance lentement, détaillant les vitrines dans cette rue commerçante. Puis Myriam perd de vue sa silhouette, son corps menu est masqué par les passants, emporté par un groupe qui rit et agite les bras. Et elle réapparaît de l’autre côté du passage piéton, comme dans les images d’un vieux film aux teintes un peu fanées, dans un Paris que l’obscurité rend irréel. Louise paraît incongrue, avec son éternel col Claudine et sa jupe trop longue, comme un personnage qui se serait trompé d’histoire et se retrouverait dans un monde étranger, condamné à errer pour toujours.
Paul klaxonne furieusement et les enfants se réveillent en sursaut. Il passe le bras par la fenêtre, regarde derrière lui et prend une rue perpendiculaire à toute vitesse, en pestant. Myriam voudrait le retenir, lui dire qu’ils ont le temps, qu’il ne sert à rien de se mettre en colère. Nostalgique, elle contemple jusqu’au dernier instant, immobile sous le lampadaire, une Louise lunaire, presque floue, qui attend quelque chose, au bord d’une frontière qu’elle s’apprête à traverser et derrière laquelle elle va disparaître.
Myriam s’enfonce dans son siège. Elle regarde à nouveau devant elle, troublée comme si elle avait croisé un souvenir, une très vieille connaissance, un amour de jeunesse. Elle se demande où Louise va, si c’était bien elle et ce qu’elle faisait là. Elle aurait voulu l’observer encore à travers cette vitre, la regarder vivre. Le fait de la voir sur ce trottoir, par hasard, dans un lieu si éloigné de leurs habitudes, suscite en elle une curiosité violente. Pour la première fois, elle tente d’imaginer, charnellement, tout ce qu’est Louise quand elle n’est pas avec eux.
En entendant sa mère prononcer le nom de la nourrice, Adam a, lui aussi, regardé par la fenêtre.
« C’est ma nounou », crie-t-il, en la montrant du doigt, comme s’il ne comprenait pas qu’elle puisse vivre ailleurs, seule, qu’elle puisse marcher sans prendre appui sur une poussette ou tenir la main d’un enfant.
Il demande :
« Elle va où, Louise ?
— Elle va chez elle, répond Myriam. Dans sa maison. »
Le capitaine Nina Dorval garde les yeux ouverts, allongée sur son lit, dans son appartement du boulevard de Strasbourg. Paris est déserté en ce mois d’août pluvieux. La nuit est silencieuse. Demain matin, à 7 h 30, à l’heure où Louise chaque jour rejoignait les enfants, on enlèvera les scellés de l’appartement de la rue d’Hauteville et on procédera à la reconstitution. Nina a prévenu le juge d’instruction, le procureur, les avocats. « C’est moi, a-t-elle dit, qui ferai la nounou. » Personne n’oserait la contredire. Le capitaine connaît cette affaire mieux que personne. Elle est arrivée la première sur la scène de crime, après le coup de téléphone de Rose Grinberg. La professeur de musique hurlait : « C’est la nounou. Elle a tué les enfants. »
Ce jour-là, la policière s’est garée devant l’immeuble. Une ambulance venait de quitter les lieux. On transportait la petite fille vers l’hôpital le plus proche. Des badauds, déjà, encombraient la rue, fascinés par le hurlement des sirènes, la précipitation des secours, la pâleur des officiers de police. Les passants faisaient semblant d’attendre quelque chose, ils posaient des questions, restaient immobiles sur le seuil de la boulangerie ou sous un porche. Un homme, le bras tendu, a pris l’entrée de l’immeuble en photo. Nina Dorval l’a fait évacuer.
Dans l’escalier, le capitaine a croisé les secours qui évacuaient la mère. La prévenue était encore en haut, inconsciente. Elle tenait dans sa main un petit couteau en céramique blanche. « Faites-la sortir par la porte de derrière », a ordonné Nina.
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