Marc Levy - Prochaine Fois

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Il ouvrait un journal quand son œil fut attiré par les cheveux blancs argentés d’une femme assise au bar. Jonathan se pencha, mais plusieurs personnes massées au comptoir obstruaient son champ de vision, l’empêchant de voir son visage. Jonathan la guetta quelques instants, elle semblait fixer le barman.

Il allait reprendre sa lecture lorsqu’il détailla la façon particulière dont la main tachetée de la femme faisait tournoyer les glaçons dans son verre de whisky, puis il remarqua la bague qui ornait son doigt. Son cœur s’emballa et il se leva aussitôt. Se frayant difficilement un chemin dans la foule, il parvint enfin à rejoindre le bar.

Mais une femme d’un tout autre âge avait pris place sur le tabouret. Elle était entourée d’une équipe de traders et l’agrippa joyeusement, l’invitant à se joindre à eux. Jonathan eut du mal à s’extirper du groupe de fêtards. Il se hissa sur la pointe des pieds et, comme sur un océan imaginaire, vit la chevelure blanche glisser vers la sortie. Lorsqu’il arriva à la porte, le hall de l’hôtel était vide. Il le traversa en courant, se précipita sous l’auvent et demanda au portier s’il avait vu une femme sortir quelques instants plus tôt. Embarrassé, celui-ci lui fit comprendre élégamment que son métier lui interdisait de répondre à ce genre de questions… Nous étions à Londres.

*

Jonathan et Peter s’étaient retrouvés aux premières heures du matin pour courir dans le parc.

– Tu as une tête, dis donc ! Pour quelqu’un qui est censé avoir fait le tour du cadran, ça ne te réussit pas de dormir, dit Peter à Jonathan. Tu es ressorti ?

– Non, je n’ai pas fermé l’œil, c’est tout. Et toi, ta soirée ?

– Barbante à souhait, en compagnie de notables.

– Ah oui, vraiment ? Et comment était-elle ?

– Notable !

– C’est bien ce qui me semblait.

Peter prit appui sur l’épaule de Jonathan.

– Bon, disons que j’ai changé de programme au dernier moment, mais seulement parce que tu ne m’accompagnais plus. J’ai besoin de café, dit-il enjoué, moi non plus je n’ai pas beaucoup dormi.

– Évite-moi les détails si tu veux bien, enchaîna Jonathan.

– Tu es de bonne humeur, c’est bien. Nos concurrents n’auront pas constitué leurs équipes avant vendredi, cela nous laisse une semaine d’avance sur eux pour emporter cette vente. Alors accroche-moi un peu de séduction à ton visage avant d’aller voir notre galeriste, je ne sais pas encore à qui appartiennent ces tableaux mais son avis sera déterminant et j’ai l’impression qu’elle n’est pas insensible à ton charme.

– Peter, tu m’emmerdes.

– C’est bien ce que je disais, tu es d’excellente humeur ! reprit Peter essoufflé. Tu devrais y aller maintenant.

– Je te demande pardon ?

– Tu n’as qu’une envie, c’est de retourner voir ton tableau, alors fonce !

– Tu ne viens pas avec moi ?

– J’ai du travail. Emporter les toiles de Radskin aux États-Unis n’est pas une partie gagnée d’avance.

– Eh bien, organise ta vente à Londres.

– Pas question, j’ai besoin de toi sur place.

– Je ne vois pas où est le problème ?

– En rentrant te changer à l’hôtel prends ton agenda et vérifie ce que je vais te dire : tu es supposé te marier à Boston fin juin.

– Tu veux vendre ces tableaux dans un mois ?

– Nous bouclons le catalogue général dans dix jours, je peux encore être dans les temps.

– Ton cerveau sait que tu n’es pas sérieux quand tu dis ça ?

– Je sais, c’est un pari de fou, mais je n’ai pas le choix, grommela Peter.

– Je ne crois pas que tu sois fou, là c’est beaucoup plus que ça !

– Jonathan, cet article a mis le bureau sens dessus dessous. Hier dans les couloirs, les gens me regardaient comme si j’étais en train de mourir.

– Tu es en pleine paranoïa !

– J’aimerais bien, soupira Peter. Non, je t’assure, les choses prennent une mauvaise tournure, cette vente peut me sauver et j’ai vraiment besoin de toi comme jamais. Fais en sorte que nous nous occupions de ton vieux peintre. Si cette adjudication nous échappait, je ne m’en remettrais pas, et puis toi non plus d’ailleurs.

Cette semaine, les bureaux londoniens de Christie’s étaient en pleine effervescence. Experts et vendeurs, acheteurs et commissaires se succédaient dans les différentes salles de réunion. Les spécialistes de chaque département s’y croisaient du matin au soir, se réunissant pour établir les calendriers des ventes dans les différentes succursales du monde, valider les catalogues et répartir les œuvres majeures entre les adjudicateurs. Peter devrait convaincre ses associés de le laisser emporter les tableaux de Vladimir Radskin à Boston. Dans un peu plus d’un mois, se tenait sous son marteau une vente de toiles de maîtres du XIX esiècle dont les revues d’art internationales ne se priveraient pas de se faire l’écho. Bousculer les programmes n’était pas un fait coutumier de ses employeurs, Peter savait que la partie serait difficile et, dans sa solitude, il finissait par douter de lui-même.

Il était un peu plus de 10 heures lorsque Jonathan arriva devant le 10 Albermarle street, Clara était déjà là. À travers la vitrine, elle le vit descendre de son taxi et traverser la rue en direction du petit café. Il en ressortit quelques minutes plus tard, portant deux grands capuccinos dans des gobelets en carton, elle lui ouvrit la porte. Vers 11 heures, le camion de la Delahaye Moving se rangea le long du trottoir devant la galerie. La caisse qui contenait la seconde toile fut posée sur des tréteaux au centre de la pièce et Jonathan sentit grandir en lui une certaine impatience chargée de souvenirs. D’une part d’enfance dont il n’avait jamais su totalement se défaire, il conservait cette capacité intacte à s’émerveiller. Combien d’adultes autour de lui avaient oublié ce sentiment inouï ? Aussi désuet que cela puisse paraître pour certains, Jonathan pouvait s’enthousiasmer de la couleur d’un soir, de l’odeur d’une saison, du sourire au visage d’une passante anonyme, d’un regard d’enfant, d’un geste de vieillard ou encore de l’une de ces simples attentions du cœur qui peuvent nourrir le quotidien. Et même si Peter se moquait parfois de lui, Jonathan s’était juré qu’il resterait fidèle toute sa vie à la promesse qu’il avait faite un jour à son père, de ne jamais cesser de s’émerveiller. Masquer son impatience lui semblait encore plus difficile aujourd’hui qu’hier. Peut-être lui faudrait-il attendre encore pour découvrir l’œuvre dont il rêvait tant, peut-être même ne ferait-elle pas partie de cette collection, mais Jonathan croyait en sa bonne étoile.

Il regardait les déménageurs déclouer une à une les lattes de bois clair. À chaque planche qu’ôtait méticuleusement le chef d’équipe, il sentait son cœur battre un peu plus fort. Clara à côté de lui croisa ses doigts derrière son dos, elle aussi frémissait d’impatience.

– Je voudrais qu’ils arrachent ces bouts de bois, là maintenant, et le voir tout de suite, murmura Jonathan.

– C’est parce qu’ils vont faire exactement le contraire que je les ai choisis ! répondit Clara à voix basse.

Le coffrage était plus imposant que celui de la veille. Le déballage du tableau prendrait encore une bonne heure. L’équipe de transporteurs fit une pause. Ils allèrent s’asseoir sur le hayon de leur camion pour profiter de cette journée ensoleillée. Clara ferma la galerie et invita Jonathan à aller prendre un peu l’air. Ils remontèrent la rue à pied et soudainement elle héla un taxi.

– Vous avez déjà été vous promener le long de la Tamise ?

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