Le printemps naissant rendait l'entreprise plus aisée ; Hélène me l'a fait remarquer. Sa peur l'avait définitivement quittée : elle ne redoutait pas de coucher seule au pavillon. D'autre part, je craignais, en refusant, de la décevoir et de décevoir le docteur Thiard. Il fallait, oui, il fallait absolument que je continue à incarner l'être courageux que j'avais choisi de devenir.
* * *
Nous sommes partis un jeudi d'avril. Ce jour-là, l'air était presque tiède et sentait l'humus. Maurois avait fait établir une sorte de piste goudronnée derrière sa propriété afin de rattraper la nationale en coupant à travers bois, car le dix tonnes se serait trouvé en péril dans les petits chemins boueux sinuant à flanc de colline. La nuit tombait sur la route lorsque nous y sommes parvenus ; j'ai allumé les phares et j'ai alors senti qu'une force irrésistible m'entraînait vers ce bref horizon que les deux faisceaux de lumière arrachaient à l'obscurité. Les arbres peu feuillus en cette saison s'interposaient comme une grille entre la route et la nuit ; derrière cette grille, de haut en bas, le regard embrassait un ciel d'hiver gris et convulsé, une campagne molle, somnolente, où, dans une paix miraculeuse, se préparait l'été.
Maurois fumait ses horribles cigares italiens, assis sur le siège voisin du mien. La caisse du moteur nous séparait. Dans ces cabines avancées, on perçoit davantage que sur d'autres véhicules la notion de sa puissance. Quel auteur a dit que la vitesse ne grise que celui qui la crée ? Comme c'est exact ! Derrière mon volant, je me sentais le maître de la route, le magicien de ce mastodonte roulant qui se ruait à travers la France dans un élan terrible.
— Alors, m'a demandé Maurois au bout d'une heure, ça vous va ?
Je lui ai fait un clignement d'yeux et le marchand de mousseux a éclaté de rire.
— C'est un métier extraordinaire, mon garçon. Ces quelques millions qui vous sont confiés et que vous devez trimballer à bon port doivent vous donner l'orgueil de votre tâche.
Il m'a tendu une bouteille de vin.
— Allez-y, mais doucement ; souvenez-vous toujours, n'est-ce pas, que vous portez une très grosse responsabilité.
A mon tour, je le regardai en riant.
Je commençais à comprendre qu'en m'accompagnant il ne désirait pas seulement m'aider à me familiariser avec la route, mais surtout me catéchiser.
Il tenait à son bien.
Lorsque vous roulez pendant plusieurs heures, vous sentez votre corps se fondre dans le ronronnement du moteur. Les réalités extérieures s'anéantissent. Bientôt, vous n'êtes plus qu'un rouage au service du véhicule. Vous devenez une sorte de cerveau électrique qui enregistre avec un parfait automatisme les incidents du trajet, les pulsations du moteur, ses bruits, son rythme, et qui devine, plus qu'il ne les décèle, les embûches de la route.
A un moment donné, j'ai senti mon sang se glacer simplement parce que le pont arrière faisait un drôle de bruit. Je suis descendu pour ausculter le moteur ; rien ne clochait. Allais-je céder à l'autosuggestion ? Maurois m'a jeté un regard satisfait.
— J'aime les chauffeurs inquiets, m'a-t-il dit, car ils surveillent mieux leur véhicule.
Nous tenions une bonne allure et roulions à soixante-cinq de moyenne. Sur le coup de dix heures, nous nous sommes arrêtés pour toucher les pneus ; ils ne chauffaient pas trop. J'avais les jambes flageolantes et la tête lourde. Dès que s'arrête le moulin, il se produit dans vos oreilles un sifflement douloureux et les bruits vous parviennent étrangement feutrés, comme lorsque vous tenez la tête sous l'eau. J'ai respiré à pleins poumons l'air nocturne. La campagne avait cessé de glisser le long de la route, elle s'était figée ; on entendait le hululement des oiseaux de nuit et un long frisson qui courait dans les arbres, car nous traversions une région relativement boisée. La route était infinie et vide.
— En avant !
Les trépidations du volant me brisaient les avant-bras. Nous doublions çà et là d'autres convois : des attelages pinardiers en général, ou des citernes de mazout montant à la capitale le carburant amené à Marseille par des Liberty. Les feux de ces camions flottaient au bout de la nuit à un mètre du sol. Nous finissions par les rattraper et Maurois exultait lorsque nous les doublions. Je ne pouvais m'empêcher de jeter un regard de sympathie au conducteur engourdi et qui semblait ne pas nous apercevoir. Un instant, la lumière de leurs phares éclairait le rétroviseur, puis elle pâlissait et ne tardait pas à se diluer dans l'obscurité.
Le rétroviseur ! C'est un personnage, j'ai toujours regardé dans ce miroir comme par un hublot où l'on aperçoit des bribes de vie d'une planète inconnue. Ce défilé rapide et ininterrompu d'images me ravit et me bouleverse. Des scènes éclosent et se développent sur un rythme syncopé ; un univers que vous venez de traverser sans y prendre garde surgit dans le rétroviseur, complètement transformé.
Maurois s'est endormi et j'ai savouré l'angoissante ivresse de la solitude. Seule la lueur verdâtre du tableau de bord éclairait la cabine de sa petite lumière couleur de pollen. Des reflets verdâtres coulaient sur mes mains. A mesure que le temps passait, la route devenait à mes yeux plus farouche. Je finissais par être obsédé par la double rangée de platanes qui ne s'interrompait qu'à l'entrée des villages pour reprendre aussitôt après. Ces villages bordant les routes nationales se ressemblent tous, la nuit surtout : une rue principale, des maisons basses, de petits magasins clos, les lampes espacées de l'éclairage municipal, la place sur laquelle on aperçoit un kiosque à musique ou la bascule, l'église, le monument aux morts… Je les traversais à toute allure comme on traverse un tunnel, et le bruit de mon convoi se modifiait ; il devenait plus puissant, plus réel, et me tirait de l'engourdissement dans lequel je me trouvais.
La température baissait et j'ai aperçu des taches blanches sur les talus. La neige ! Nous étions dans le Morvan. La route sinuait dans une région désertique où l'on n'apercevait aucune habitation. Puis les arbres eux-mêmes ont disparu et ç'a été le chaos : un sol galeux, hérissé de grosses roches et de broussailles malingres.
A ce moment, mon compresseur s'est mis à faire des siennes ; il produisait un vilain bruit comme lorsqu'une bielle est coulée. J'ai arrêté le camion et je suis descendu pour réparer. La route était gelée et j'ai failli tomber ; il a fallu que je pose mes chaussures afin de pouvoir aller et venir sur la pellicule de glace. Un vent froid m'a mordu les oreilles. La nuit était éclairée par la neige ; cela produisait une sorte d'aube inerte qui dégageait par en dessous les contours imprécis d'un horizon mort. J'ai vérifié le compresseur et nous sommes repartis. Maurois ne dormait plus, mais il flottait dans une somnolence triste ; il avait le regard fixe et soucieux ; il ne m'a pas demandé la cause de notre arrêt. Il ne voyait rien d'autre que le projet qu'il semblait ruminer, il ne prêtait aucune attention au paysage et ne s'intéressait pas à la fuite maladroite des oiseaux de nuit, captivés et effrayés par la lumière des phares.
J'ai fini par attraper sa torpeur comme on attrape un rhume de cerveau. Je me suis senti lourd, tout à coup, oui, lourd et inconsistant. J'ai été hypnotisé par la route et par le lent défilé des bornes qui, avec une régularité affolante, bondissaient hors de l'obscurité pour s'engloutir aussitôt. Mes yeux me cuisaient, mes paupières s'abaissaient malgré les efforts que je faisais pour les garder ouverts. Ma tête était devenue tellement lourde que je la tenais inclinée sur ma poitrine ; un bien-être douceâtre me plongeait dans un louche enchantement. Je me crispais sur ma direction, mais une force irrésistible m'entraînait sur la gauche. Deux, puis trois fois, j'ai regagné le milieu de la route, d'un coup de volant commandé par l'instinct de conservation. Je n'entendais plus le ronron du moteur ; mes oreilles étaient charmées par un bruit délicat, interrompu parfois par un appel chuchoté dans lequel je croyais déceler la voix d'Hélène.
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