J'ai tourné dans la ville pour chercher de l'essence. J'ai bu de l'alcool dans les cafés. Je me souviens d'un petit établissement, entre autres, où deux ivrognes essayaient de faire tenir leur verre en équilibre sur leur tête. A chacune de leur tentative, le verre tombait. Et ils recommençaient sans se décourager, gravement, obstinément. Désormais, mon bonheur, mon cher bonheur ressemblerait à ce verre, et je serais l'ivrogne cherchant à le poser en équilibre sur sa tête.
La neige s'est remise à tomber par brusques chutes espacées. Elle « tenait ». La voiture patinait et je devais prêter beaucoup d'attention à la conduite.
Je traversais des agglomérations assoupies sous un ciel bas. L'horizon obstrué ressemblait à la toile de fond d'un drame réaliste. Je m'y ruais avec une rage concentrée. Je me heurtais à un obstacle que je voulais franchir coûte que coûte.
Pourquoi n'avais-je pas fait la sourde oreille lorsque Hélène m'avait parlé de sa famille ? Je regrettais mon mouvement généreux. Je me mordais les lèvres… Un désespoir irrémédiable m'abrutissait. J'essayais en vain de me raisonner, de justifier mes actes.
Petit Louis — il s'appelait Petit Louis — méritait son sort. Tous deux nous avions été les acteurs inconscients d'un drame. Nos routes s'étaient croisées sans que nous l'eussions voulu ou même prévu.
Qu'importait alors qu'il fut le frère d'Hélène, puisqu'en tant qu'individu, il ne représentait pas autre chose à mes yeux qu'un douloureux hasard ? Nous étions intervenus dans nos vies d'une façon fortuite. Moi, j'avais contribué à le tuer — au fait, chaque membre d'un peloton d'exécution n'est-il pas à lui seul toute la salve ? Lui, avait profondément marqué ma sensibilité. Nous pourrions être quittes. Le supplicié et le bourreau le sont toujours.
Seulement j'avais aimé Hélène sitôt après. Je découvrais un terrible sortilège dans cet amour. N'avais-je pas été séduit parce qu'elle était la sœur du mort ? Ça paraissait fou… Mais je me trouvais dans un état d'esprit favorable aux idées les plus désordonnées. Je me sentais habité par une présence indéfinissable qui n'était peut-être pas tout à fait le remords, pas tout à fait la peur, mais plutôt une sorte d'angoisse opprimante, mêlée de tristesse et de renoncement.
J'ai récapitulé les mois passés en compagnie d'Hélène et je me suis mis à les regretter comme on regrette une période de sa vie définitivement close.
Non ! Non ! Tout devait continuer coûte que coûte.
Je vivrais avec un secret, voilà tout. Hélène ne saurait rien, non plus que ses parents. Je finirais bien par me justifier à mes propres yeux.
* * *
Je suis arrivé vers minuit au pavillon. Du bas de la côte, j'ai aperçu la lumière rose de notre lampe à pétrole et j'ai pleuré de soulagement. Hélène m'attendait. J'allais la prendre dans mes bras, la serrer contre ma poitrine et respirer l'odeur neuve de ses cheveux. La B 2 a avalé la montée sans protester. J'ai traversé le parc ; des paquets de neige se détachaient des arbres et tombaient avec un bruit flasque sur le toit de l'auto. Dans la lumière des phares, je voyais danser un paysage familier, figé dans l'hiver. Hélène se tenait dans l'encadrement de la porte, la lampe à la main. Je n'apercevais qu'une moitié de son visage dans laquelle luisait un œil. Je me suis avancé, en balançant au bout de mon bras gauche le paquet que la grosse femme avait préparé à son intention.
— Bonjour, ma vie !
Elle a ouvert ses bras, la lampe tremblait et un filet de fumée noire, rectiligne, sortait du verre.
— C'est toi ! ai-je balbutié. C'est toi…
La porte s'est refermée toute seule ; la lampe s'est éteinte, soufflée par le même courant d'air. J'ai cherché des allumettes dans le pavillon. Je ne parvenais pas à mettre la main sur la boîte.
— Tu les as vus ? a chuchoté Hélène.
— Oui.
— Tous les trois ?
— J'ai vu tes parents… Ils se portent bien et t'embrassent…
— Alors… Petit Louis ?
Les allumettes étaient sur la table. J'en ai frotté une. Hélène a ôté le verre de lampe et l'abat-jour à tâtons. La petite flamme a vacillé sur la mèche, elle s'y est agrippée, a bleui. Une larme est tombée sur ma main. Avec ferveur, j'ai remercié le Ciel de m'avoir évité de prononcer des mots affreux.
Nous avons bien dormi, car nous étions étourdis de tristesse. Le lendemain, Hélène s'est levée la première et je suis demeuré au lit un long moment. Le soleil entrait par la fenêtre ; des coqs chantaient ; des cloches sonnaient ; je voyais des branches d'arbres enneigées se balancer doucement. La vie était là, démuselée par le jour, ardente et heureuse. J'ai oublié mes tourments de la veille. Hélène s'affairait dans la pièce du dessous. J'entendais le « plouf » du réchaud à alcool, le tintement de la vaisselle, le grincement du bahut et mille autres bruits menus — si familiers — qui me retenaient dans des habitudes et m'ôtaient toute envie de réfléchir. Je me suis laissé bercer par une tendre veulerie. Le monde clapotait au pied de mon lit, il me sollicitait. Mon passé ne signifiait plus rien. L'éclat de ce matin le justifiait, j'étais définitivement amnistié, et, libre enfin, je pouvais à mon gré voguer sur l'onde de mes désirs.
J'appréhendais qu'Hélène ne fût en proie à une crise de larmes en descendant l'escalier en colimaçon. Habituellement, elle chantait le matin, son silence m'inquiétait. J'ai été rassuré, elle avait retrouvé sa figure des autres jours ; simplement, elle m'a paru un peu vieillie. Elle portait un corsage blanc que je ne lui connaissais pas, et un foulard de cachemire que je n'avais jamais vu enserrait sa tête.
— Comment te sens-tu ?
Je savais bien que cette question était stupide et, qui sait, maladroite…
Je m'en suis aperçu au ton sur lequel elle m'a répondu :
— Mais très bien, pourquoi ?
Elle m'a fait songer à son père ; je retrouvais en elle-même le même masque hermétique et lourd. Par-delà l'apparente fragilité féminine, derrière sa grâce et sa jeunesse, on découvrait l'obstination farouche du vieux, sa pudeur instinctive…
A son tour, elle avait reçu la mort de Petit Louis comme un dépôt sacré. Elle faisait partie du clan. Oui, à eux deux, le père et la fille constituaient une véritable tribu assujettie à des coutumes et à des lois héréditaires. Ils souffraient de l'exécution du fils comme d'une maladie secrète ; c'étaient des vaillants ; ils savaient vivre avec elle jalousement.
Nous avons pris le petit déjeuner. Jamais je n'avais autant admiré les immenses tranches de pain blanc ; le pain grossier cuit par les paysans achevait de me rassurer. Il me parlait de la vie honnête et laborieuse des êtres simples. Je le repétrissais avec amour.
— Je te trouve étrange, ce matin, ai-je fait. Ce foulard, sans doute…
— Il se trouvait dans le paquet que ma mère m'a envoyé. Je l'aimais beaucoup ; elle s'en est souvenue…
— Tu l'aimais : est-ce à dire qu'il ne te plaît plus ?
Elle a secoué la tête.
— C'est difficile à t'expliquer. En tant que foulard, il me plaît toujours, mais je n'aime plus les foulards.
— Ah ?…
— Non plus que tout ce qui a appartenu à mon passé.
— Ah…
— Et sais-tu où il s'arrête, mon passé, Pierre ?
J'ai baissé la tête.
— Tais-toi !
— Oh ! ce n'est pas au moment que tu crois. Il s'arrête à l'auto du docteur. Tu comprends, un cycle de souvenirs ne s'achève pas à une date, à une heure fixes. Lorsqu'il finit, on ne s'en aperçoit pas tout de suite ; on continue à exister, et puis tout à coup on s'arrête ; on écoute et on s'aperçoit que ça y est, qu'on s'est engagé dans une autre période.
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