J'ai demandé mon chemin à un garçon. La rue d'Hélène était toute proche et je m'y suis rendu à pied. Je respirais le quartier à pleins poumons. Je regardais tendrement ces magasins dans lesquels elle avait pénétré, ces façades entre lesquelles elle avait circulé, ces gens qui l'avaient sans doute vue grandir. J'avais envie de les aborder et de leur parler d'elle. J'aurais tant aimé la décrire, la raconter, révéler ses petites moues, ses colorations de peau toujours changeantes, ses rires. Les hommes vivent chacun leur aventure ; ils se moquent de celle du voisin parce que seule la leur est intéressante. Je ne me pressais pas…
Ma petite Hélène !… Je l'évoquais difficilement. Son visage m'échappait déjà. Par instants, des angles de sa physionomie se dérobaient, et avec affolement je les réclamais à ma mémoire. Je parvenais à les ressaisir au milieu d'une avalanche d'images tournoyantes, puis ils se transformaient étrangement ou bien étaient captés par des jeux d'ombres et de lumières.
Je me suis trouvé devant le numéro 12 ; c'était là : une maison de deux étages au bas de laquelle se trouvait un magasin de faïence. Le premier étage comportait un balcon après lequel était fixée une vieille enseigne de fer où apparaissaient encore des lettres rongées par la rouille. Les Lhargne habitaient au second, sous les toits. J'ai attendu un long moment devant la porte avant de frapper. Une dernière fois j'ai pensé à mon visage, je me suis vu, puis la porte s'est ouverte et alors il s'est produit dans mon être une sorte d'éboulement vertigineux, un choc mou qui m'a coupé le souffle. Car l'homme qui venait de m'ouvrir, c'était le vieux, mon vieux de l'exécution. Au fond, en avais-je douté ? Je ne le crois pas. Depuis ce jour sinistre, la présence de ce père avait cheminé à mes côtés.
Par moments, je la retrouvais dans les yeux d'Hélène. Il ne m'avait jamais quitté. Il m'attendait paisiblement, moi, l'exécuteur de son fils, et j'arrivais devant lui.
Je l'ai regardé avec épouvante. Il posait sur moi ses yeux tristes et languides.
— Monsieur ?
— Vous êtes M. Lhargne ?
— Oui, pourquoi ?
— Je viens de la part d'Hélène.
Ses lèvres se sont décolorées et ont tremblé. Il m'a fait entrer.
— Maman ! a-t-il crié. Maman ! Un monsieur envoyé par Hélène.
Il y a eu une exclamation, un bruit de savates harassées. Une grosse femme est apparue ; son ventre énorme la tirait en avant. Elle semblait ravagée — oui, c'est le mot qui m'est venu à l'esprit : ravagée.
Ainsi c'était la mère d'Hélène, la mère du petit lâche que j'avais fusillé, la femme de ce vieil homme accablé. J'ai fait quelques pas en avant. Je l'ai embrassée. Elle ne parvenait pas à pleurer. J'entendais un grondement dans sa poitrine. Le père, lui, soufflait bruyamment ; on aurait dit qu'il venait de recevoir un coup dans l'estomac. Ils m'ont entraîné dans une petite salle à manger rococo — comment ai-je pu remarquer, à cet instant, les meubles Henri II, les cache-pot de cuivre, les fleurs artificielles dans une flûte de verre teinté, les napperons amidonnés, le lustre en bois verni ?
Je me suis assis. J'éprouvais une âpre jouissance à serrer les mains de ce vieux couple aux entrailles fouaillées par l'anxiété. J'avais tué leur fils, j'avais sauvé leur fille. Et je me trouvais là, entre eux deux, comme un visiteur de légende. J'étais en équilibre sur la pointe extrême de leur destin. Ils me regardaient de toutes leurs forces, sans savoir, sans comprendre le rôle que je jouais exactement dans leur vie.
— Alors, m'a dit le vieux, Hélène ?
Tous deux me regardaient avec un rien d'extase.
— Hélène est à la campagne, en parfaite santé.
— Et ses cheveux ? a questionné la mère.
— Ils ont repoussé.
— Ah bon ! a-t-elle fait d'un ton satisfait. J'espère qu'elle ne les teindra plus, maintenant.
— Non, ai-je assuré, elle ne les teindra plus.
— Il paraît qu'un maquisard l'a fait évader, j'ai appris tout cela par la suite…
J'ai tourné la tête vers le père. Je ne parvenais pas à me rassasier de la lourde figure ridée.
— Le maquisard, c'était moi…
— Vous la connaissiez ?
— Non !
— Ah.
Il plissait le front, cherchait à comprendre, mais ne s'étonnait cependant pas.
— Elle n'est pas comme les autres, ai-je murmuré.
— Oui, a dit le père, je le sais. C'est une drôle de gosse, hein ? Je ne savais jamais ce qu'elle pensait. Elle me regardait si drôlement…
J'essayais de comprendre les idées qui « tourneboulaient » dans sa tête, mais je n'y parvenais pas…
— Je l'ai emmenée dans un petit village, à Saint-Theudère. Et puis voilà.
Il y a eu un silence.
— L'essentiel, a dit la mère, c'est que vous vous entendiez bien. Surtout, dites-lui qu'elle ne rentre pas à V… « Ils » sont venus plusieurs fois voir si elle était là. J'ai eu tellement peur pour elle…
Elle s'est mise à pleurer.
— On m'a déjà tué le petit… Si le père n'avait pas tout vu, je n'aurais pas pu y croire… Un gamin de vingt ans avec des yeux de petit garçon.
— Tais-toi ! a ordonné le vieil homme d'une voix farouche, tais-toi, maman ; Petit Louis c'est quelque chose d'en dehors du monde, il n'est plus qu'à nous maintenant, ça ne regarde personne d'autre.
J'ai été glacé d'épouvante. Je comprenais que ce père vivait étroitement avec le cadavre de son fils. Petit Louis était mort ; il l'avait vu, comme moi, refuser le néant, s'insurger contre le sort. Il l'avait vu adossé à l'arbre ruisselant de sang ; il avait examiné ce brusque mort, cette chair ardente précipitée dans le silence et l'immobilité. Alors le vieux père si simple, au cœur régulier, s'était obstinément attelé à une tâche barbare : prolonger Petit Louis, le porter intact, charrier sa présence à travers la vie qui lui restait à accomplir…
Je leur ai proposé de les amener à Saint-Theudère. Ils ont refusé.
— Si nous étions suivis ! a objecté la mère. Non, plus tard… Embrassez-la bien pour nous, monsieur, embrassez-la bien…
Elle a préparé une valise d'effets et d'objets intimes appartenant à sa fille.
— Ça lui fera plaisir de retrouver ça.
Le père m'a indiqué l'adresse d'un de ses amis à laquelle Hélène pourrait écrire. Puis il m'a passé la main sur l'épaule.
— Vous avez l'air d'un garçon généreux, monsieur. Je vous remercie. J'espère qu'Hélène vous aime bien. C'est une bonne petite, voyez-vous ; mais elle a son caractère, ça n'est pas tellement fameux pour une femme…
Je les ai quittés le plus vite possible, j'étouffais.
* * *
Oui, j'ai pleuré pour moi, parce que ma personnalité ne correspond souvent pas à la conception que j'en ai. J'ai souffert dans le grand troupeau des hommes ; j'ai brouté avec eux, flanc contre flanc, l'herbe galeuse de notre monde. J'ai subi l'enchantement des vertus et des vices. J'ai accepté les laideurs. J'ai écouté les musiques terrestres : le chant des pipeaux de l'âme sectaire comme la pleine harmonie des foules, et j'ai ri, pleuré, chanté, prié, attendu. Oui, oh oui, j'ai attendu ce quelqu'un, ce quelque chose qui ne viendra jamais et que j'espérais toujours trouver. J'avais cru qu'Hélène m'apporterait une rédemption, qu'avec elle tout allait s'unifier. J'étais presque parvenu à tirer de notre union la force d'un renoncement et d'une sagesse qui ne ressembleraient pas à de l'indifférence. Dans la frénésie de l'amour, dans le culte de ma passion, j'avais construit un bonheur de sable qui s'écroulait déjà.
Je suis retourné à la B 2. Tout en marchant, je me répétais : « J'ai tué le frère d'Hélène ». Je revoyais Petit Louis, fouetté par la décharge, sursauter dans ses liens et pendre, inerte, la figure ruisselante de sang.
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