L’après-midi, des gens bien habillés, avec leurs petits costumes noirs et gris, étaient venus chercher la dépouille de Maman. Papa m’avait dit que c’était des croque-morts et que leur métier c’était d’avoir des airs tristes pour enlever les morts de chez eux en faisant semblant d’être malheureux. Et même si j’avais trouvé leur métier particulier, j’avais été content de pouvoir partager ma peine avec eux l’espace d’un instant. On n’était jamais assez nombreux pour porter un malheur pareil. Puis Maman était partie, elle avait pris la route sans cérémonie, pour patienter jusqu’à l’enterrement dans un endroit spécialement prévu pour ça. Papa m’avait expliqué qu’on ne pouvait pas garder les morts chez soi pour des raisons de sécurité, mais je n’avais pas très bien compris pourquoi. Dans cet état-là, elle ne risquait pas de se sauver et puis on l’avait déjà kidnappée une fois, on n’allait tout de même pas recommencer. Il y avait des règles pour les vivants mais aussi pour les morts, c’était bizarre mais c’était comme ça.
Pour partager notre peine, Papa avait demandé à l’Ordure de prendre des grandes vacances à l’improviste. Il était arrivé le lendemain même avec son cigare éteint et son teint blême. Il était tombé dans les bras de Papa et s’était mis à pleurer, je n’avais jamais vu ses épaules trembler comme ça, il pleurait tellement qu’il avait de la morve plein sa moustache et des yeux rouges qui dépassaient largement l’entendement. Il était venu partager notre peine et finalement il était arrivé avec la sienne, ça faisait beaucoup de peine au même endroit, alors, pour la noyer, Papa avait ouvert une bouteille d’un liquide tellement fort que je ne l’aurais même pas versé au pied du pin pour le faire tomber. Papa me l’avait fait renifler et ça m’avait brûlé tous les poils du nez, mais eux, ils étaient restés toute la journée à le boire à grandes gorgées. Alors je les avais regardés boire et discuter, puis boire et chanter. Ils ne parlaient que de souvenirs gais, ils riaient et moi je riais avec eux parce qu’on ne peut pas toujours être malheureux. Puis l’Ordure était tombé de sa chaise comme un sac, Papa était tombé aussi en essayant de le relever, parce que l’Ordure était un gros paquet difficile à manipuler. Ils riaient aux éclats en marchant à quatre pattes, Papa essayait de s’accrocher à la table et l’Ordure cherchait ses lunettes qui étaient tombées de ses oreilles crevettes, il fouillait le sol avec son nez comme le font les sangliers. Je n’avais jamais vu une scène pareille, et en partant me coucher j’avais pensé que Maman l’aurait certainement adorée. En me retournant, j’avais vu dans le noir, sans vraiment y croire, le fantôme de Maman assis sur la rambarde, qui applaudissait en riant follement.
Pendant toute la semaine qui précéda l’enterrement, Papa m’avait laissé avec l’Ordure la journée et venait me veiller la nuit. La journée, il était enfermé dans son bureau pour écrire un nouveau roman et la nuit, il venait me tenir compagnie. Il ne dormait jamais. Il buvait toujours ses cocktails à la bouteille et mettait le feu à sa pipe pour rester en éveil. Il n’avait pas l’air fatigué, il n’avait pas l’air malheureux, il avait l’air concentré et joyeux. Il sifflotait toujours mal, il chantonnait tout aussi mal mais, comme tout ce qui est fait de bon cœur, c’était supportable. Avec l’Ordure on essayait de s’occuper comme on pouvait, il m’emmenait faire des balades autour du lac, on faisait des concours de ricochets, il me parlait avec humour de son métier au palais du Luxembourg, on faisait des bavettes, mais tout était un peu triste, le cœur n’y était pas. Les balades étaient toujours trop longues, les ricochets toujours trop courts, l’humour ne faisait pas vraiment rire, seulement sourire, et les amandes et les olives tombaient toujours à côté ou cognaient sur nos fronts et nos joues, sans joie, ni gaîté. Quand la nuit Papa venait veiller sur moi, il marmonnait des histoires sans avoir l’air d’y croire lui-même. Et le matin, alors que le soleil n’était pas totalement levé, il était toujours là, assis sur sa chaise à me regarder, sa pipe allumée éclairant faiblement son regard si particulier.
Les cimetières espagnols ne sont pas comme les autres cimetières. En Espagne, au lieu d’étouffer les morts sous une grande plaque de pierre et des tonnes de terre, ils rangent les morts dans d’immenses commodes avec de grands tiroirs. Dans le cimetière du village, il y avait des rangées de commodes et des pins pour les protéger de la chaleur de l’été. Ils rangeaient leurs morts dans des tiroirs, comme ça c’était plus simple pour venir les voir. Le curé du village était venu pour célébrer la cérémonie, il avait été très gentil et était très élégant dans sa robe blanche et dorée. Sur sa tête, il n’y avait qu’une seule mèche de cheveux qu’il avait roulée tout autour de son crâne pour paraître moins vieux. Sa mèche était tellement longue qu’elle partait du milieu de son front et faisait tout le tour, pour finir coincée derrière une oreille, avec l’Ordure et Papa on n’avait jamais vu une coiffure pareille. Les hommes en costume étaient arrivés, avec leur tristesse professionnelle, dans leur belle voiture de deuil, avec dans le coffre, Maman dans son cercueil. Mademoiselle était venue, et pour l’occasion je lui avais couvert la tête d’un fichu de dentelles noires et elle était restée bien sage, le cou très droit et le bec tendu vers le bas. Quand ils avaient sorti Maman pour la déposer devant le curé et son futur tiroir, le vent s’était levé brusquement, et au-dessus de nos têtes, les branches des pins s’étaient mises à danser en se frottant entre elles. Alors la messe avait commencé, le curé avait prié en espagnol et nous l’avions imité en français. Mais avec le vent, sa mèche se détachait tout le temps, elle s’envolait dans tous les sens, il essayait de la rattraper pour la ramener derrière son oreille, du coup il n’était plus du tout concentré. Il priait, s’arrêtait pour chercher sa mèche dans l’air avec la main, recommençait à prier avec un air distrait et sa mèche à nouveau s’envolait. Ses prières étaient hachées et son crâne aéré, on n’y comprenait vraiment plus rien. Papa se pencha vers l’Ordure et moi pour nous dire que son antenne de cheveux lui permettait de rester en contact permanent avec Dieu, et qu’avec le vent, il n’arrivait plus à capter le message divin. Alors là, ça n’avait plus été possible de rester sérieux, Papa avait commencé à faire un grand sourire content de lui, parce que des histoires comme ça, il n’y avait que lui pour en dire. L’Ordure s’était mis à rire, plus rien ne pouvait le retenir, il riait plié en quatre en reprenant son souffle à l’aide de grands soupirs. Et moi j’avais suivi, incapable de résister à cette vague de rire et de gaîté pas vraiment appropriée pour un enterrement. Au début, le curé nous avait regardés étonné avec la main posée sur sa tête pour bloquer son antenne de cheveux et interrompre son message avec Dieu. On ne pouvait pas s’arrêter de rigoler et dès qu’on commençait à se calmer, on se regardait et on recommençait, alors on avait fini par se cacher les yeux pour redevenir sérieux. Le curé était atterré, il nous regardait bizarrement parce qu’il n’avait certainement jamais vu un enterrement comme ça auparavant. Au moment de ranger Maman dans son tiroir, nous avions fait tourner le disque de Bojangles et là ça avait été très émouvant. Car cette musique était comme Maman, triste et gaie à la fois, et Bojangles résonnait dans les bois, remplissait tout le cimetière, avec ses notes de piano qui s’envolaient dans les airs en faisant danser ses paroles dans l’atmosphère. Elle était longue cette chanson, tellement longue que j’avais eu le temps de voir le fantôme de Maman danser au loin dans les bois en tapant dans ses mains comme autrefois. Les gens comme ça ne meurent jamais totalement, avais-je pensé en souriant. Avant de partir, Papa avait déposé une plaque de marbre blanc sur laquelle il avait fait graver : « À toutes celles que vous avez été, amour et fidélité pour l’éternité. » Et moi je n’aurais rien ajouté, parce que pour une fois c’était la vérité.
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