Robert Silverberg - En attendant le cataclysme

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Robert Silverberg

En attendant le cataclysme

Il ne restait plus que onze semaines, deux jours, trois heures – à peu de chose près en plus ou en moins – avant le séisme qui devait dévaster la planète, lorsque Morrissey se surprit à douter de son éventualité. Cette étrange pensée l’arrêta net. Il était en train de flâner le long du rivage de l’Océan Anneau, à une demi-douzaine de kilomètres de son chalet, quand elle lui vint à l’esprit. Il se tourna vers son compagnon, un vieux groupil nommé Dinoov qui entrait tout juste dans sa phase postsexuelle, et dit d’une voix bizarre : « Et si la terre ne tremble pas, hein ?

— Elle tremblera, répondit tranquillement l’aborigène.

— Et si les prédictions sont fausses ? »

Le groupil était une petite créature gracieuse à fourrure bleue, lisse et dense, offrant l’attitude fataliste de qui avait survécu à toutes les tempêtes et métamorphoses de l’odyssée reproductrice des groupils. Il se dressa sur ses pattes de derrière, la seule paire qui lui restait désormais, et déclara : « Tu devrais te couvrir la tête quand tu te promènes au soleil au plus fort de son éclat, ami Morrissey. Son flamboiement est mauvais pour l’âme.

— Tu crois que je suis fou, Dinoov ?

— Je crois que tu as les nerfs à vif. »

Morrissey hocha vaguement la tête. Il détourna les yeux et regarda vers l’ouest, par-delà l’océan ensanglanté, plissant les paupières comme s’il essayait d’apercevoir les rives cristallisées par le givre de Grandloin, tout là-bas, de l’autre côté de l’horizon. À quelque cinq cents mètres au large, il distingua le miroitement de taches vert vif à la surface de l’eau – les œufs des ballons en pleine éclosion. Au-dessus de ces traînées aveuglantes flottaient une douzaine de créatures pareilles à des poches de gaz iridescentes, engagées dans les premières sarabandes de leurs danses amoureuses. Le séisme ne ferait rien du tout aux ballons. Quand la surface de Médée se soulèverait, se distordrait, se chiffonnerait, ils dériveraient tout là-haut, se laissant porter par leurs rêves transcendantaux en toute indifférence.

Mais peut-être n’y aura-t-il pas de séisme, se dit Morrissey.

Il caressa cette pensée. Il avait attendu toute sa vie le grand événement apocalyptique qui était censé mettre fin à l’occupation, vieille d’un millier d’années, de Médée par les humains, et à présent, à quelques semaines du séisme, il trouvait un plaisir sauvagement pervers à nier la vérité de ce qu’il savait devoir se produire. Pas de séisme ! Pas de séisme ! La vie continuera, encore et toujours ! Cette idée le fit frissonner. Il éprouva une étrange sensation dans la plante des pieds, comme s’il ne touchait plus le sol.

Morrissey s’imagina lançant un message de joie à tous ceux qui avaient fui le monde condamné : Revenez, tout va bien, il ne s’est rien passé ! Revenez vivre sur Médée !

Et il vit la flotte de grands vaisseaux étincelants en train de faire demi-tour, de regagner la planète, fonçant dans le vide comme de puissants dauphins, miroitant comme des aiguilles dans le ciel pourpre, descendant par centaines pour débarquer les colons disparus à Chong, Enrique, Pellucidar, Port Médée et Madagozar. Des nuées de gens affluant de toute part, des larmes, des embrassades, des rires rauques, des retrouvailles entre vieux amis, les cités rendues à la vie ! Morrissey frissonna. Il ferma les yeux et se prit à bras-le-corps. Cette vision avait une force presque hallucinatoire. Elle lui fit tourner la tête, et sa peau, décolorée et parcheminée par toute une vie passée sous le bombardement d’ultraviolets des soleils jumeaux, devint toute moite. Regagnez vos foyers, regagnez vos foyers ! Le tremblement de terre a été annulé !

Il savoura son rêve. Puis il s’en détacha et laissa son flamboiement s’éteindre dans son esprit.

Il dit au groupil : « Il ne reste plus que onze semaines. Ensuite tout ce qu’il y a sur Médée sera détruit. Pourquoi es-tu si calme, Dinoov ?

— Pourquoi pas ?

— Ça ne te fait donc rien ?

— Et à toi ?

— J’aime cet endroit. Je n’arrive pas à me résoudre à le voir se briser en mille morceaux.

— Alors pourquoi n’es-tu pas parti chez toi, sur Terre, avec les autres ?

— Chez moi ? Chez moi ? C’est ici, chez moi. J’ai des gènes médéens en moi. Mes congénères ont vécu ici pendant un millénaire. Mes arrière-grands-parents sont nés sur Médée comme leurs arrière-grands-parents à eux .

— Les autres pourraient dire la même chose. Pourtant, à l’approche du tremblement de terre, ils sont partis chez eux. Pourquoi es-tu resté ? »

Morrissey, dominant de toute sa hauteur le petit être svelte, resta un moment silencieux. Puis il partit d’un rire sec et dit : « Je n’ai pas pris le large pour la même raison qui te fait te moquer éperdument de l’arrivée d’un séisme meurtrier. De toute façon, on est fichus tous les deux, pas vrai ? Je ne sais rien de la Terre. Ce n’est pas mon monde. Je suis trop vieux pour tout recommencer là-bas. Et toi ? Tu te tiens sur tes dernières pattes, non ? Tes deux matrices ont disparu, tes désirs masculins ont disparu, c’est désormais pour toi le calme plat, le bout du rouleau, hein, Dinoov ? » Morrissey gloussa. « Nous faisons la paire. À attendre la fin tous les deux, comme deux vieilles noix. »

Le groupil étudia Morrissey d’un œil vif, insondable, malicieux. Puis il indiqua, dans la direction d’où venait le vent, une avancée de terre située à quelque trois cents mètres de distance, une éminence sableuse couverte d’une épaisse toison de mousse à outres et de buissons à feuilles jaunes porteurs de cosses en épi. Juste à la pointe du cap, se découpant nettement sur le ciel incandescent, se trouvait un couple de jeunes groupils : une femelle pourvue de six pattes, dont la première portée était encore à venir, et derrière elle, lui agrippant les hanches et se préparant à la monter, un mâle bipède dont, même à cette distance, Morrissey distinguait les mouvements frénétiques, presque désespérés.

« Qu’est-ce qu’ils font ? » demanda Dinoov.

Morrissey haussa les épaules. « Ils s’accouplent.

— Oui. Et quand mettra-t-elle bas ?

— Dans quinze semaines.

— Est-ce qu’ils sont au bout du rouleau ? Est-ce qu’ils sont fichus ? Pourquoi font-ils des petits si la destruction est prochaine ?

— Parce qu’ils ne peuvent pas s’empêcher… »

Dinoov fit taire Morrissey d’un geste de la main. « Je ne posais pas cette question pour avoir une réponse. Pas encore, pas avant que tu n’aies une meilleure compréhension des choses. D’accord ? Tu veux bien ?

— Je ne…

— … comprends pas. Exactement. » Le groupil eut un sourire… de groupil. « Cette promenade t’a fatigué. Allez, viens. Je te raccompagne à ton chalet. »

Ils gravirent d’un pas vif le chemin qui menait du long croissant de sable bleu pâle que formait la plage au sommet du bord de mer, puis marchèrent plus lentement le long de la route, passant devant les chalets de vacances abandonnés pour gagner celui de Morrissey. Tout cela avait été un jour les Dunes d’Argovista, une communauté du littoral pleine d’animation, mais c’était de l’histoire ancienne. Morrissey aurait préféré passer ces derniers jours en des lieux plus sauvages, où la main de l’homme n’avait pas aussi lourdement laissé sa marque sur le paysage naturel, mais il n’osait prendre un tel risque. Même au bout de dix siècles de colonisation, Médée demeurait un monde plein de dangers. Les endroits non conquis étaient restés tels pour de bonnes raisons ; et, vivant seul depuis l’évacuation, il avait besoin de la proximité de quelque agglomération, avec ses réserves de nourriture et de matériel. Il ne pouvait s’offrir le luxe du pittoresque.

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