À la nuit tombée, les rues s’étaient illuminées de feux de camp, de torches pour éclairer les danses et leur boucan. Sur la place de l’église, au pied de la Sainte Vierge, les habitants avaient cuisiné une paella tellement gigantesque qu’il fallait de longs râteaux en bois pour rapporter le riz qui cuisait au milieu. Tout le monde se servait dans un fameux foutoir et allait s’asseoir n’importe comment sur les tables et les bancs, tout le monde se mélangeait parce que la paella c’était comme la fiesta, un mélange savant de tout et n’importe quoi. Pour fêter la fin du repas, ils avaient organisé un feu d’artifice qui fusait de partout, des toits des maisons, des montagnes à l’horizon, des barques sur le lac, ça pétaradait de toutes parts, les murs du village prenaient les couleurs des bouquets d’éclairs, à la fin le ciel était tellement clair et gorgé de lumières qu’on se serait cru en plein jour. L’espace d’un court instant, la nuit s’était dissipée totalement, pour participer, à sa manière, à cette jolie guerre, et c’est à ce moment-là que j’ai vu des larmes couler sous la mantille de Maman, des larmes continues qui descendaient tout droit, dévalant sur ses joues pâles et pleines, passant sur le bord de ses lèvres pour aller se jeter par terre en prenant leur dernier élan sur son menton tremblant et fier.
Après le feu d’artifice, une grande et belle dame habillée de rouge et de noir était montée sur le perron de l’église pour chanter des chansons d’amour au cœur de son orchestre. Pour chanter plus fort, elle accompagnait ses paroles dans l’air en tendant les bras vers le ciel, ses chansons étaient tellement belles qu’on se demandait si elle n’allait pas se mettre à pleurer pour mieux les interpréter. Puis elle se mit à chanter des chansons joyeuses que tout le monde applaudissait en rythme en dansant, l’ambiance était électriquement magique. Comme des marionnettes, les silhouettes virevoltaient à en perdre la tête ; comme des toupies, les robes tournoyaient dans un brouillard de couleurs mêlées ; comme des figurines, les danseurs bougeaient en sautillant sur leurs ballerines. Avec leur costume de lumière en dentelle, leur teint mat et leurs grands yeux noirs, les petites filles ressemblaient à des poupées de musée, elles étaient terriblement belles, surtout l’une d’entre elles. Je n’avais pas cessé de la regarder, je n’arrivais pas à regarder autre chose que son chignon, son grand front, ses yeux ailleurs et ses joues roses. Elle était là, juste en face de moi, assise sur un banc, elle agitait doucement son éventail en souriant insolemment, et pourtant j’avais l’impression qu’elle était à l’autre bout du monde. À force de la regarder, nos regards avaient fini par se croiser, et j’étais resté pétrifié, figé comme un santon, avec dans le corps un long et doux frisson.
Peu avant minuit, la foule s’était écartée devant le perron pour dégager une piste de danse en rond. Les couples défilaient, un par un, pour danser devant la chanteuse et son orchestre. Il y avait des couples de vieux qui dansaient avec leurs os fragiles et toute leur expérience, pour eux la danse était presque comme une science, leurs gestes étaient sûrs et millimétrés, ils donnaient l’impression qu’ils ne savaient faire que ça, danser et encore danser, et tout le monde applaudissait pour les féliciter. Les jeunes couples passaient montrer leur fougue cadencée, ils allaient tellement vite que, par moments, on pouvait croire que leurs vêtements aux couleurs vives allaient s’enflammer. En dansant, chaque couple se dévorait des yeux, avec un drôle de mélange entre domination et admiration et, par-dessus tout, une brûlante passion. Et puis il y avait aussi les couples entre générations et là c’était vraiment trop mignon. Les petits garçons dansaient avec leur grand-mère, les petites filles avec leur père, c’était maladroit, brouillon et tendre mais c’était toujours fait sérieusement, avec application et attention, et rien que pour ça, c’était beau à voir, alors tout le monde applaudissait pour les encourager. Et puis tout d’un coup, j’avais vu Maman sortir de nulle part pour rejoindre le cœur de la piste en sautillant, une main sur la hanche et l’autre offerte en direction de mon père. Même si elle avait l’air sûre d’elle, j’avais vraiment eu très peur et j’ai pensé qu’ils n’avaient pas le droit à l’erreur. Papa était entré dans l’arène le menton dressé et la foule s’était calmée, par curiosité, pour observer danser les seuls étrangers de la soirée. Après un silence d’une éternité, l’orchestre avait démarré et mes parents avaient commencé à danser doucement en se tournant autour, la tête légèrement baissée et les yeux dans les yeux, comme s’ils étaient en train de se chercher, de s’apprivoiser. Pour moi, c’était beau et angoissant à la fois. Puis la grande dame en rouge et noir se mit à chanter, les guitares s’énervèrent, les cymbales se mirent à frétiller, les castagnettes à claquer, ma tête à tourner et mes parents à voler. Ils volaient mes parents, ils volaient l’un autour de l’autre, ils volaient les pieds sur terre et la tête en l’air, ils volaient vraiment, ils atterrissaient tout doucement puis redécollaient comme des tourbillons impatients et recommençaient à voler avec passion dans une folie de mouvements incandescents. Jamais je ne les avais vus danser comme ça, ça ressemblait à une première danse, à une dernière aussi. C’était une prière de mouvements, c’était le début et la fin en même temps. Ils dansaient à en perdre le souffle, tandis que moi je retenais le mien pour ne rien rater, ne rien oublier et me souvenir de tous ces gestes fous. Ils avaient mis toute leur vie dans cette danse, et ça, la foule l’avait très bien compris, alors les gens applaudissaient comme jamais, parce que pour des étrangers ils dansaient aussi bien qu’eux. C’est sous un tonnerre d’applaudissements qu’ils saluèrent la foule, les applaudissements résonnaient dans toute la vallée rien que pour mes parents, et moi j’avais recommencé à respirer, j’étais heureux pour eux, et épuisé comme eux.
Pendant que mes parents buvaient de la sangria avec les habitants du village, je m’étais mis à l’écart pour savourer ce moment et les observer profiter de leur nouvelle gloire. Assis sur un banc en sirotant un verre de lait, j’avais fouillé la foule du regard pour voir si ma poupée espagnole se trouvait quelque part. Comme les petites filles étaient toutes habillées de la même manière, je croyais la voir partout, mais je ne la trouvais nulle part. Finalement, au bout d’un long moment, c’est elle qui vint me voir. Elle débarqua par surprise en sortant de la foule le visage caché derrière son éventail en avançant doucement, comme dans un roman, portée par sa robe gonflée et flottante. Elle me parla sans me regarder directement, dans un espagnol que je ne comprenais pas vraiment. Elle parlait, sortait les mots de sa gorge en les roulant, en faisant claquer sa langue sur son palais, et moi je la regardais bêtement, la bouche et les yeux grands ouverts, comme un poisson qui gobe de l’air. Elle s’était assise à côté de moi et avait continué à parler beaucoup, elle parlait pour deux, parce qu’elle voyait très bien que je n’étais capable de rien. Elle ne posait pas de question, ça se sentait dans son intonation, elle faisait la conversation en regardant parfois ma tête de poisson et c’était très bien comme ça. Elle partageait avec moi ses impressions et l’air de son éventail, elle se taisait un peu, souriait et recommençait, elle ne semblait pas vouloir s’arrêter et c’était parfait parce que personne ne le lui demandait. Au milieu d’une phrase, elle s’était penchée pour déposer un baiser sur mes lèvres, comme si on était marié. Et moi, j’étais resté immobile comme un imbécile, j’étais resté là, sans bouger d’un cil, c’était vraiment n’importe quoi d’être aussi nul que ça. Puis elle avait ri et était partie en se retournant deux fois pour voir ma tête de poisson fraîchement pêché.
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