J’entendais bien le désarroi dans sa voix, je savais bien que pour une fois sa plaidoirie ne recelait aucune fantaisie, elle était malheureusement sérieuse, ses yeux s’étaient voilés afin d’observer intérieurement son monde en train de s’écrouler, et moi, c’est sous mes pieds que je sentais le parquet se dérober. Alors que notre fils riait aux éclats en commençant à gribouiller sur du papier un arbre généalogique sans aucune logique, Colette me regardait comme on regarde un inconnu dans la rue, un inconnu que l’on croit avoir déjà vu. Le doigt tendu vers moi, la bouche ouverte et les sourcils froncés, prête à m’interpeller, elle était perdue. Colette dodelinait de la tête, en marmonnant des formules secrètes, et donnait l’impression de la secouer doucement pour remettre tout en place et retrouver la raison.
— Il faut que j’aille m’allonger un peu, je suis complètement au bout de la roulette, vous m’emberlificotez avec toutes vos sornettes ! avait-elle soufflé cependant qu’elle se dirigeait vers la chambre, la tête penchée pour observer sa main gauche triturer du pouce les lignes de sa main droite.
— Alors c’est qui Maman en fait ? C’est ma grand-mère ? Et Joséphine Baker c’est mon arrière-grand-mère ? Il va falloir m’expliquer pour mon croquis, parce que c’est un drôle d’arbre généalogique avec peu de branches et plusieurs têtes ! avait lancé notre garçon un crayon mâchonné entre ses dents.
— Tu sais, fiston, Suzon a beaucoup d’imagination, elle joue avec tout, même avec sa filiation, mais dans l’arbre, ta Maman, ce sont les racines, les feuilles, les branches et la tête en même temps, et nous, nous sommes les jardiniers, nous allons faire en sorte que l’arbre tienne debout et qu’il ne finisse pas déraciné, lui avais-je répondu par une métaphore confuse enroulée dans un enthousiasme forcé, tandis qu’il acceptait dubitativement sa mission sans la comprendre vraiment.
Après l’incendie, je ne pouvais plus jouer la comédie, le feu, la fumée, les pompiers, le plastique brûlé sur les épaules de ma bien-aimée, toute cette tristesse cachée derrière son euphorie ne pouvaient plus être le fruit d’une plaisanterie. J’avais observé mon fils la recouvrir de la couverture dorée, consciencieusement il l’avait remontée sur ses épaules pour cacher les magmas de plastique fondu et les pellicules de cendre, il l’avait remontée pour cacher, ne pas voir, ne plus voir, les stigmates, brûlés, de l’insouciance de son enfance qui partait en fumée. Il avait fait preuve de beaucoup de sang-froid, de beaucoup de courage dans l’épreuve, gardant un air sérieux et concentré pendant l’interrogatoire de sa mère par les policiers, et durant la batterie d’examens effectuée par les médecins. Pas une fois il n’avait flanché, pas une larme n’avait coulé sur son visage fier et sage. Le seul signe qui laissait transpirer sa peine, c’était ses bras tendus pour enfoncer ses petits poings serrés au fond de ses poches, son visage était resté sérieux et concentré pour commenter les événements.
— Quel bordel, on va bien trouver une solution, hein Papa ! On ne peut pas se passer d’elle comme ça ! Il faut mettre un coup de pied au cul de ces foutus tracas ! avait-il quand même déclaré en prenant son élan pour pourfendre l’air avec son pied, lorsqu’il avait appris que sa mère allait être internée.
En rentrant le soir, seul avec lui, sur le chemin de notre maison, je m’étais dit qu’il avait raison, au point où nous en étions, nous n’avions pas d’autres solutions que de botter le cul à la raison. Je lui avais dit, pour ne pas l’accabler, lui épargner l’horrible vérité, que sa mère un jour pourrait rentrer, mais les médecins m’avaient annoncé tout le contraire, pour eux, elle ne pourrait jamais sortir, son état allait devenir de pire en pire, ce bâtiment déprimant — comme elle l’avait désigné — était son seul avenir. Je ne lui avais pas dit que pour épargner la vie des autres elle devait y mourir. En marchant dans la rue, en cette belle soirée de printemps, la main de mon fils dans la mienne, je n’étais plus l’imbécile heureux que je m’étais toujours flatté d’être, j’avais laissé la deuxième partie de mon titre s’envoler loin et disparaître. Lorsque j’avais rencontré sa mère, j’avais tenté un pari, j’avais lu toutes les règles, j’avais signé le contrat, accepté les conditions générales et pris connaissance des contreparties. Je ne regrettais rien, je ne pouvais pas regretter cette douce marginalité, ces pieds de nez perpétuels à la réalité, ces bras d’honneur aux conventions, aux horloges, aux saisons, ces langues tirées aux qu’en-dira-t-on. Désormais, nous n’avions pas d’autre choix que de foutre un coup de pied au cul de la raison, et pour cela nous allions rajouter un avenant au contrat. Après des années de fêtes, de voyages, d’excentricités et d’extravagante gaîté, je me voyais mal expliquer à mon fils que tout était terminé, que désormais, nous irions tous les jours contempler sa mère délirer dans une chambre d’hôpital, que sa Maman était une malade mentale et qu’il fallait attendre sagement de la voir sombrer. Je lui avais menti pour pouvoir continuer la partie.
L’état de Louise était fluctuant, nous ne savions jamais vraiment comment nous allions la trouver, alors à chaque fois notre petit garçon était très angoissé avant d’arriver. Les médicaments lui apportaient une certaine sérénité, et lui faisaient retrouver partiellement son état d’avant, nous la retrouvions gentiment cinglée, comme si elle n’avait pas changé. Mais parfois, lorsque nous poussions la porte, nous la retrouvions en pleine conversation avec ses démons, elle dissertait avec des fantômes en joignant ses mains pour réciter des psaumes qu’elle composait selon ses propres axiomes. En un rien de temps, elle était parvenue à s’attirer l’affection des autres patients et la sympathie du personnel soignant qui lui passait tous ses caprices et la servait à pieds baisés, comme une marquise. Notre fils avait rapidement trouvé ses marques dans ce dédale de couloirs où dérivaient des âmes perdues soutenues par des corps marchant sans but. Il s’était créé un rituel de visites, une tournée des popotes complètement irréelle. Il commençait par aller tenir le crachoir à un schizophrène mélomane puis s’en allait au chevet d’une ancienne criminelle mise hors d’état de nuire par de puissants médicaments. Je profitais de ses absences pour mettre en place avec sa mère l’opération d’évasion que j’avais baptisée « Liberty Bojangles ». Louise s’était montrée très enthousiaste et m’avait justement fait remarquer que j’avais moi aussi toute ma place dans ce bâtiment de tarés.
— Georges chéri, je vous aurais bien proposé de partager mes pilules, mais voyez-vous, aujourd’hui, je les ai déjà toutes avalées ! Je vous assure que demain je vais vous en mettre de côté. Cette opération Liberty Bojangles ne peut être le fruit d’une personne saine d’esprit !
L’opération Liberty Bojangles était le coup de pied au cul de la raison que mon fils s’était proposé d’envoyer. Je ne pouvais pas me résigner à terminer le roman qu’était notre vie sans y ajouter un point final théâtral. Nous devions offrir à notre fils une conclusion à la hauteur de ce qu’avait été la narration, un brouillon fourmillant de surprises, joyeux et gonflé d’affection. Louise avait souhaité reprendre à son compte ce stratagème considérant qu’il serait un merveilleux couronnement, que cet enlèvement serait le diadème qu’elle allait déposer sur sa tête, pour devenir la reine des déments. Elle souhaitait épater son fils une dernière fois, tout simplement.
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