— Liberty Bojangles, ce n’est pas très discret comme nom d’emprunt pour une personne recherchée partout ! avait dit Papa, un sourire taquin accroché aux joues.
— Au contraire, Georges, vous n’y connaissez rien ! Il n’y a rien de plus discret qu’un prénom américain dans un hôtel de putains. Vous n’avez donc rien fait avant de me rencontrer ? avait-elle répondu en se dandinant, une main sur la hanche et l’index de l’autre coincé entre ses dents.
— Liberty, avec vous, chaque jour est une nouvelle rencontre ! avait-il répondu en tirant des billets de sa poche. Il m’en donna un à trois chiffres pour que j’aille faire un tour dehors, et demanda à Maman :
— C’est combien ?
Le matin du départ, alors qu’avec Maman nous attendions Papa et la voiture de location, en discutant avec les putains du temps et de leurs clients, nous l’avions vu arriver dans une énorme voiture ancienne qui brillait de partout, avec sur le bout du capot, une statuette en argent représentant une déesse debout, les ailes dans le vent. Il en était sorti, habillé en costume gris, avec une casquette sur la tête.
— Si Miss Bojangles veut bien se donner la peine de monter, avait déclamé mon père, avec un accent britannique complètement raté, tout en ouvrant la porte arrière avant de s’incliner avec chic.
— Mais enfin, Georges, vous êtes fou ! Ce n’est pas discret du tout ! s’était exclamée ma mère, qui baissa ses grosses lunettes de star avant de rajuster son foulard de fuyarde.
— Au contraire, Miss Liberty, vous n’y connaissez rien, les cavales, c’est comme les mensonges, plus c’est gros, mieux ça passe ! avait-il répondu avec un levé de casquette et des claquements de talons.
— Si vous voulez, Georges, si vous voulez ! Mais j’aurais tellement aimé passer la frontière cachée dans le coffre ! Peu importe, vous avez peut-être raison, ce sera aussi drôle ainsi, avait-elle concédé, en répondant d’un signe de main aux sifflements et aux applaudissements des putains admiratives qui entouraient la limousine.
Dans la voiture, Papa m’avait lancé un costume de marin pour enfant, avec un chapeau à pompon complètement ridicule. Au début, comme j’avais refusé de l’enfiler, il m’avait dit que c’était comme ça que les riches enfants américains s’habillaient, que lui aussi avait un déguisement, et que si je ne jouais pas le jeu, nous allions certainement nous faire repérer. Alors j’avais enfilé mon costume, et mes parents avaient beaucoup rigolé ; Papa en me regardant hilare dans le rétroviseur, et Maman en pinçant mon pompon s’extasia :
— En voilà une vie extraordinaire, hier vous étiez gangster, aujourd’hui vous voici militaire des mers ! Ne faites pas cette tête-là, mon enfant, et pensez donc à vos anciens camarades de classe. Je vous assure qu’ils préféreraient être à votre place, assis dans une limousine avec chauffeur en compagnie d’une star américaine !
Nous avions pris la grande route pour descendre dans le Sud, car Papa avait dit qu’avec une couverture comme ça, il n’était pas nécessaire d’emprunter les petites. Du coup, tous les camions, toutes les voitures klaxonnaient en nous dépassant, les gens faisaient des signes de main par la fenêtre, et à l’arrière les enfants s’agglutinaient sur les banquettes. Il y avait même eu trois voitures de police qui étaient passées à nos côtés, et les flics nous avaient fait des coucous, en levant les pouces. Papa était vraiment le roi de la cavale, avais-je pensé. Il avait raison, plus c’était gros, mieux ça passait. Maman fumait des cigarettes en buvant du champagne, saluait les automobilistes qui nous dépassaient en disant :
— Quelle carrière, mes enfants, quel public ! J’aurais bien fait ça toute ma vie, je suis l’anonyme la plus célèbre du monde ! Georges, accélérez s’il vous plaît, les gens devant nous n’ont pas eu le temps de me saluer !
Après sept heures de cavale tonitruante, nous nous étions arrêtés dans un hôtel pour passer la nuit. Papa avait réservé une suite dans un palace qui surplombait la mer sur la côte Atlantique.
— Vous avez de la suite dans les idées. J’espère au moins que vous avez réservé deux chambres, une pour mon fils et moi, et une pour vous, mon charmant chauffeur, avait déclaré Maman ravie de se faire ouvrir la porte comme n’importe quelle célébrité.
— Bien sûr, Miss Bojangles, une star comme vous ne partage pas sa chambre avec le petit personnel, avait confirmé Papa penché dans le coffre pour en extirper les bagages.
Arrivés dans le hall, tous les clients nous avaient regardés sans en avoir l’air, et j’avais constaté, vexé, que le personnel n’avait pas dû voir de riches petits Américains habillés en marin depuis bien longtemps.
— Une suite pour Miss Bojangles et son fils, et une chambre pour leur chauffeur, avait demandé Papa, qui avait raisonnablement abandonné son mauvais accent.
Pour me venger de Papa et de mon costume de marin, lorsque la porte de l’ascenseur s’était ouverte sur un vrai couple d’Américains, j’avais déclaré à notre chauffeur :
— Voyons, Georges, vous voyez bien que l’ascenseur est plein, veuillez emprunter les escaliers avec les valises pour ne pas gêner.
Et la porte s’était refermée sur le visage de Papa complètement décomposé. Les Américains avaient été impressionnés par tant d’autorité et Maman avait ajouté :
— Vous avez raison, Darling, de nos jours, le petit personnel se croit tout permis. Pour les serviteurs, le Seigneur, avec un sens aigu des convenances, a inventé les escaliers, et pour nous il a inventé l’ascenseur, il faut veiller à ne pas tout mélanger.
Les Américains n’avaient certainement rien compris, mais ils avaient quand même acquiescé avec un air concerné. Nous avions attendu Papa en riant comme des fous devant la porte de notre suite. Il était arrivé essoufflé et trempé, sa casquette toute retournée, et m’avait lancé en souriant :
— Tu vas me le payer, petit gredin, trois étages avec cette malle, je vais te faire porter ton costume de marin toute l’année.
Mais je savais bien qu’il n’allait pas le faire, il n’était pas du tout rancunier.
Le soir, au restaurant du palace, j’avais fait remarquer que cet endroit était moins marrant que le précédent mais plus confortable, et qu’avec les putes c’était quand même beaucoup plus sympa et vivant. Alors Papa m’avait répondu qu’il y avait aussi des putes dans celui-ci, mais qu’elles étaient plus discrètes et plus sages pour se fondre dans le paysage. Pendant tout le début du dîner, j’avais scruté l’horizon pour démasquer les putains cachées, mais je n’y étais pas arrivé. Contrairement à nous, elles faisaient très bien leur métier pour ne pas être repérées. Pour notre repas de retrouvailles, mes parents avaient tout commandé, la table débordait d’assiettes de homards flambés, de fruits de mer, de brochettes de Saint-Jacques enflammées, de bouteilles de blanc glacé, de rosé givré, de champagne sabré, de rouge vermeil, les serveurs tournaient autour de nous comme des abeilles, personne dans la salle n’avait jamais vu un pareil repas. Ils avaient même fait venir des musiciens russes à notre table. Maman était montée sur sa chaise pour tutoyer les étoiles et danser en faisant tourner ses cheveux au rythme furieux des violons et des verres de vodka, tandis que Papa applaudissait avec flegme, le dos bien droit, comme doivent le faire les vrais chauffeurs anglais. Mon ventre grossissait à vue d’œil, je ne savais plus où planter ma fourchette, ni comment arrêter ma tête de tourner. À la fin du repas, je voyais des étoiles et des putains partout, j’étais ivre de bonheur et notre chauffeur m’avait dit que j’étais fin saoul comme un marin américain. Pour des fuyards, nous avions mis un sacré bazar.
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