Les policiers non plus n’avaient rien compris. Ils étaient venus constater et enquêter dans la chambre. La fenêtre avait bien été brisée de l’extérieur, c’était bien le sang de Maman, la chaise renversée et le vase cassé prouvaient bien qu’il y avait eu une lutte sanglante, mais ils n’avaient trouvé aucune trace de pas en bas dans la pelouse, sous la fenêtre. L’enquête de voisinage n’avait rien donné, le personnel n’avait remarqué aucune personne bizarre rôdant autour du bâtiment. Les policiers avaient décrété qu’on pouvait les croire sur parole, car c’était quand même le cœur de leur métier de repérer les gens bizarres. Ils nous avaient interrogés une première fois, pour nous demander si Maman avait des ennemis et nous avions répondu qu’à part un inspecteur des impôts, tout le monde l’aimait bien, mais la piste des impôts avait vite été abandonnée. Ils nous avaient interrogés une deuxième fois, mais ça n’avait strictement rien donné. Tout simplement parce que Maman, c’est nous qui l’avions kidnappée, et c’était elle qui avait tout organisé. On n’était pas fou au point de nous dénoncer quand même.
Après la fête du réfectoire, lorsque nous étions rentrés dans la chambre de Maman, elle nous avait déclaré qu’elle ne voulait plus vivre à la clinique, que d’après les médecins elle ne serait jamais totalement guérie, et qu’elle n’allait pas continuer à manger des médicaments éternellement, surtout si ça ne servait à rien. « De toute façon, j’ai toujours été un peu folle alors un peu plus, un peu moins, ça ne va pas changer l’amour que vous avez pour moi, n’est-ce pas ? » Avec Papa nous nous étions regardés en trouvant que cette remarque était frappée au coin du bon sens. De toute façon, on en avait marre de venir à la clinique tous les jours, d’attendre son retour qui n’arrivait jamais, avec sa place à table qui était toujours vide, et les danses à trois dans le salon qu’on reportait tout le temps à plus tard. Pour une foultitude d’autres raisons ça ne pouvait plus durer comme ça. À cause des murs en pelure d’oignon de la clinique, la chanson de Monsieur Bojangles ne donnait pas le même son, ni les mêmes frissons qu’à la maison, et Mademoiselle Superfétatoire se demandait souvent, en se postant devant le canapé, pourquoi Maman n’était plus là pour lui caresser la tête en lisant. Pour finir, j’étais un peu jaloux des fous et du personnel soignant qui profitaient de Maman toute la journée, contrairement à nous. J’en avais ma claque de la partager avec d’autres gens, un point c’est tout. C’était criminel d’attendre les bras ballants que les médicaments finissent le déménagement du cerveau de Maman, avais-je pensé, au moment où Papa commença à parler, soucieux et excité à la fois.
— Je suis tout à fait d’accord avec vous, ma chère Nécessité ! Nous ne pouvons pas vous laisser pervertir cette clinique plus longtemps, il en va de la santé mentale des autres patients ! Avec le rythme et la joie que vous leur donnez, si ça continue, tous ces fous iront beaucoup mieux dans peu de temps, et alors j’aurais vraiment du souci à me faire avec tous vos prétendants. Le problème c’est que je ne vois pas vraiment comment nous allons pouvoir convaincre les médecins de vous laisser sortir, ni même comment ils vont accepter d’arrêter votre traitement. Il va falloir inventer un mensonge de toute beauté, le plus gros des bobards, et si jamais ça marche, ce sera vraiment une œuvre d’art ! s’exclama-t-il, en regardant le trou de sa pipe avec un œil fermé, comme s’il y avait une réponse dedans.
— Mais, cher ami, Georges chéri, voyons ! Il n’a jamais été question de demander la permission. Ni pour me sortir d’ici, ni pour arrêter le traitement. D’ailleurs le meilleur traitement, ce n’est pas d’être entouré de fous mais d’être avec vous ! Si je ne pars pas d’ici, un jour, je sauterai par la fenêtre ou j’avalerai tous mes médicaments en même temps, comme le pauvre bougre qui occupait ma chambre avant. Mais rassurez-vous, ça n’arrivera pas, car j’ai pensé à tout… Vous allez m’enlever, tout simplement ! Vous allez voir, on va s’amuser follement ! avait déclaré Maman qui applaudissait joyeusement comme autrefois.
— Vous enlever ? Vous voulez dire vous kidnapper, c’est bien ça ? avait toussé Papa, qui dissipait avec la main la fumée de sa pipe pour mieux voir les yeux de Maman.
— Oui c’est ça, un kidnapping familial ! Voilà des jours que je le prépare, vous allez l’avoir votre œuvre d’art. Un mensonge préparé aux petits oignons, j’ai réglé toute l’opération, vous allez voir, je n’ai vraiment rien laissé au hasard ! avait lancé Maman cependant qu’elle parlait plus bas avec un air de conspiratrice et des yeux débordant de malice.
— Ah oui effectivement, là vous faites dans le haut de gamme ! Vous nous préparez un chef-d’œuvre ! avait chuchoté Papa qui s’y connaissait en mensonge comme personne.
Son visage s’était détendu, comme s’il était soulagé, comme s’il venait de décider qu’il fallait se laisser porter par cette folle idée.
— Présentez-nous votre plan ! avait-il ajouté, une flamme au-dessus de sa pipe, les yeux déterminés et pétillants.
Maman avait vraiment préparé son kidnapping dans le moindre détail. Elle avait volé une fiole de son sang lors de ses derniers examens. Après des nuits d’observation, elle avait noté que chaque jour à minuit, le gardien de l’entrée quittait son bocal pendant trente-cinq minutes, pour faire sa ronde de nuit, et fumer une cigarette dans la lingerie. C’était à ce moment-là qu’on devait arriver, en passant par la porte d’entrée, tout naturellement. Mais comme Maman voulait vraiment que ça ressemble à un enlèvement de roman, il fallait faire croire qu’elle avait été kidnappée par la fenêtre. Papa et moi avions trouvé cette idée tout à fait sensée. Partir par la porte, c’était trop banal comme enlèvement, et même avec les médicaments, Maman détestait toujours autant la banalité. Si elle avait voulu, elle aurait même pu partir toute seule par la porte d’entrée, pendant la pause du gardien, mais alors ça n’aurait pas été un enlèvement et tout son plan serait tombé à l’eau. À minuit moins cinq, elle avait prévu de renverser son sang sur les draps, de coucher délicatement la chaise au sol, de casser un vase en étouffant le bruit avec son oreiller, et d’ouvrir la fenêtre pour casser la vitre de l’extérieur avec un torchon pour masquer les sons, et éveiller les soupçons d’effraction. Nous devions arriver à minuit cinq, avec des collants sur la tête, et venir dans sa chambre la kidnapper avec son consentement, pour ensuite repartir tranquillement et sur la pointe des pieds par la porte d’entrée.
— Voilà un plan brillamment ficelé, ma bien-aimée, et quand envisagez-vous de vous faire kidnapper ? avait demandé Papa avec les yeux dans le vague, sans doute pour essayer d’imaginer le déroulement des opérations.
— Ce soir mes chéris, pourquoi attendre puisque tout est prêt ? Vous ne pensez pas que j’ai organisé cette fête par hasard, c’était ma fête de départ !
De retour à la maison, avec Papa, nous avions répété toute l’opération plusieurs fois, avec dans nos ventres de drôles de sensations. Nous avions peur mais on ne pouvait s’empêcher de rire sans raison. Papa ressemblait à n’importe quoi avec son collant sur la tête, son nez partait de travers et ses lèvres étaient tordues comme jamais, et moi j’avais le visage tout aplati comme un bébé gorille. Mademoiselle Superfétatoire nous regardait en tournant la tête vers lui, vers moi, elle essayait de comprendre ce qui se passait, elle baissait son cou pour nous regarder par en dessous, mais on voyait bien qu’elle était complètement larguée. Avant de partir, Papa m’avait offert une cigarette et un gin tonic en me disant que c’était comme ça que faisaient les gangsters avant un enlèvement. Alors, il avait fumé sa pipe et moi ma cigarette ; nous avions bu nos cocktails assis dans le canapé, sans dire un mot, sans nous regarder pour rester concentrés.
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