— Vous n’êtes vraiment pas drôles ! avait-elle bougonné avant d’accepter de nous accompagner.
À notre arrivée, devant le visage soucieux du médecin, elle lui avait lancé :
— Eh bien, mon pauvre vieux, je ne sais pas qui de nous deux se porte le mieux, mais si vous avez un après-midi à perdre je vous conseillerais bien d’aller voir quelqu’un ! Vous me direz, fréquenter des malades mentaux toute la journée, vous finissez par imprimer ! Même votre tablier n’a pas l’air bien !
Cette remarque fit sourire mon père mais absolument pas le médecin qui demanda, en regardant ma mère la tête en biais, de rester seul avec elle. L’entretien dura trois heures, durant lesquelles la pipe de mon père ne cessa de fumer et nous de marcher devant le grand bâtiment déprimant. Il me disait :
— Tu vas voir, ce cauchemar va s’arrêter, tout va s’arranger, elle va retrouver ses esprits, et nous allons retrouver notre vie ! Elle a toujours autant d’humour, quelqu’un d’aussi drôle ne peut être complètement foutu !
À force de l’entendre répéter ça, j’avais fini par le croire et lui aussi, alors quand le médecin demanda à lui parler en privé, il me quitta en m’adressant un clin d’œil. Un clin d’œil qui signifiait que le cauchemar était bientôt terminé.
A priori le médecin n’était pas de cet avis, et lorsque mon père sortit de son bureau, en regardant son visage, je sus aussitôt que le clin d’œil avait été un mensonge involontaire.
— Ils vont garder ta mère en observation pendant quelque temps, c’est plus simple ainsi. Comme ça, lorsqu’elle sortira, elle sera complètement guérie. Encore quelques jours et tout sera fini, ça nous laisse le temps de réparer les dégâts du salon pour son retour. Tu choisiras la couleur de la peinture, tu vas voir, on va bien s’amuser ! affirma-t-il, même si ses yeux tristes et doux disaient tout le contraire.
Pour être gentil avec moi, mon père était aussi capable de faire des mensonges à l’envers.
Les médecins nous avaient expliqué qu’il fallait la protéger d’elle-même pour protéger les autres. Papa m’avait dit qu’il n’y avait que des médecins de la tête pour sortir des phrases pareilles. Maman était installée au deuxième étage de la clinique, celui des déménagés du ciboulot. Pour la plupart le déménagement était en cours, leur esprit partait petit à petit, alors ils attendaient calmement la fin du nettoyage, en mangeant des médicaments. Dans le couloir, il y avait beaucoup de gens qui semblaient pleins et normaux à l’extérieur, mais qui en fait étaient presque vides à l’intérieur. Le deuxième étage était une salle d’attente géante pour accéder au troisième étage, celui des décapités mentaux. À cet étage-là, les patients étaient beaucoup plus marrants. Pour eux le déménagement était terminé, les médicaments avaient tout enlevé, il ne restait que de la folie et du vent. Quand Papa voulait rester seul avec Maman, pour danser le slow des sentiments, ou faire des choses qui ne regardaient pas les enfants, j’aimais beaucoup aller me promener à l’étage du dessus.
Au-dessus, il y avait Sven, mon ami hollandais, qui parlait des dizaines de langues dans la même phrase. Sven avait une bonne tête, il avait une dent bizarre tout devant qui le faisait postillonner énormément, tout en menaçant de tomber à chaque instant. Sven avait été ingénieur dans sa vie d’avant, c’est pour ça qu’il notait des tonnes de statistiques dans son cahier d’écolier. Il se passionnait pour plein de choses importantes. Par exemple, il marquait les résultats de polo depuis des années, on pouvait tout lui demander, il fouillait dans son cahier et il trouvait miraculeusement les scores griffonnés sur un coin de papier, c’était épatant. Il s’intéressait aussi à la vie des papes et là c’était pareil, il donnait la nationalité, les dates de naissance, la durée du règne… Sven était un vrai puits de science. Les médicaments avaient oublié d’enlever une pièce pleine à ras bord dans sa tête. Mais il y avait une chose que Sven aimait par-dessus tout, c’était la chanson française. Il se promenait toujours avec son walkman accroché à la ceinture et ses écouteurs autour du cou, c’était un vrai juke-box ambulant. Quand il chantait, je m’éloignais un peu car j’avais toujours peur que sa dent lâche, et qu’il me la postillonne au visage. Il chantait bien et très fort, il y mettait tout son cœur et il en salivait de bonheur. Une fois, il a même chanté du Claude François, une histoire de marteau, et là j’avais compris pourquoi Papa l’avait transformé en jeu de fléchettes, ce n’était vraiment pas humain de chanter des choses comme ça. Si j’avais eu un marteau, j’aurais cassé le walkman de Sven pour qu’il arrête sa mauvaise chansonnette. Sinon, j’aimais beaucoup les chansons de Sven, et je ne me lassais jamais de l’écouter chanter, surtout quand il tendait les bras pour faire l’avion en même temps, ça donnait vraiment envie de décoller avec lui. Sven était plus joyeux tout seul que tous les docteurs et les infirmières réunis.
Il y avait aussi Bulle d’air. C’est moi qui l’avais appelée comme ça parce qu’à chaque fois que je lui demandais son nom, elle ne répondait pas. Donc il fallait bien lui trouver un prénom, tout le monde a le droit à un prénom ou au moins à un surnom, c’était mieux pour les présentations, avais-je décidé pour elle. Alors Bulle d’air, c’était simple, les cachetons avaient tout déménagé, ils n’avaient pas laissé un seul carton. Elle était décapitée mentale à plein-temps. Elle avait du papier bulle de déménagement dans les mains et passait ses journées à écraser ses bulles en regardant le plafond tout en picorant des pilules. Elle prenait ses médicaments par le bras parce qu’elle n’avait plus assez d’appétit. Son bras pouvait en avaler des litres sans grossir d’un gramme, c’était vraiment une drôle de dame. Une infirmière m’avait dit qu’avant son déménagement, Bulle d’air avait fait de vilaines choses dans sa vie et que les cachets empêchaient ses mauvais démons de revenir meubler son cerveau. Elle écrasait ses bulles parce qu’elle avait de l’air plein la tête, comme ça elle était toujours dans son élément. Quand j’en avais plein les oreilles des chansons de Sven, j’allais regarder le plafond avec Bulle d’air, en écoutant le clac-clac du papier, c’était très reposant. Parfois, Bulle d’air laissait son air s’échapper de partout, et il fallait vraiment partir en courant, car pour ça, il n’y avait pas de médicaments.
Souvent Bulle d’air recevait la visite de Yaourt, un drôle de type qui se prenait pour le président. Ce n’était pas moi qui l’avais surnommé comme ça, mais le personnel de la clinique, car il débordait de partout, était tout mou comme du fromage blanc, on avait vraiment l’impression qu’il allait couler sur place. Son cerveau avait déménagé, mais les médicaments en avaient emménagé un autre, tout nouveau, tout neuf. Yaourt avait de drôles de verrues plantaires sur le visage et toujours des miettes de biscuit autour de la bouche, c’était vraiment répugnant. Pour cacher sa grande mocheté, il lustrait et gonflait ses petits cheveux teintés en arrière, peut-être devait-il penser que c’était chic d’avoir une aile de corbeau collée sur la tête. Il venait régulièrement voir Bulle d’air, et dans la clinique tout le monde disait qu’il avait des sentiments pour elle. Il restait des heures à la regarder gazouiller et péter des bulles en lui parlant de son métier de président. Il commençait toutes ses phrases en disant moi, moi, moi, moi, à la longue c’était vraiment épuisant. Dans les couloirs, il serrait toutes les mains avec un air sérieusement comique, pour gagner des voix. Le vendredi soir, il faisait des réunions pour parler de sa profession, et ensuite il organisait des élections avec une boîte en carton, ça mettait beaucoup d’animation, même s’il était élu à chaque fois, parce que c’était toujours le seul candidat. Sven comptait les bulletins et marquait tout dans son cahier, ensuite il chantait les résultats avant que Yaourt monte sur une chaise pour faire son discours avec sa tête de vainqueur. Papa disait qu’il avait le charisme d’un tabouret d’arrière-cuisine mais finalement tout le monde l’aimait bien. Il était ridicule comme président, mais pas méchant comme patient.
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