Au début, Maman s’ennuyait ferme au deuxième étage, elle disait que, quitte à être fou, il valait mieux être foutu à l’étage du dessus. Elle trouvait ses voisins de palier déprimants et déplorait que même les médicaments ne les rendent pas marrants. Son état était variable, elle pouvait nous accueillir avec un comportement charmant, et devenir hystérique au moment de notre départ. Parfois c’était l’inverse et c’était compliqué de rester, il fallait attendre patiemment qu’elle se calme, ça pouvait durer très longtemps. Pendant ce temps-là, Papa gardait toujours le même sourire que je trouvais fort et rassurant, mais dans ses mauvais moments, ma mère le trouvait agaçant, c’était vraiment très compliqué de vivre des choses comme ça.
Heureusement, elle avait gardé son sens de l’humour, et souvent elle nous imitait ses voisins en faisant des grimaces, en parlant au ralenti, et en marchant en traînant les pieds. Un après-midi, à notre arrivée, nous l’avions trouvée en grande conversation avec un petit chauve qui se triturait les mains en regardant ses pieds. Il était étonnant, son visage était tout fripé et son crâne tout lisse.
— Georges, vous tombez bien ! Je vous présente mon amant, on ne dirait pas comme ça mais c’est un amant fougueux quand il veut ! s’exclama-t-elle en caressant le crâne de son interlocuteur qui se mit à rire très fort en hochant la tête.
Ce à quoi Papa répondit, en s’approchant pour lui serrer la main :
— Merci, mon cher ami, je vous propose un marché, vous vous en occupez lorsqu’elle crie, et moi je m’en charge quand elle sourit ! Vous êtes largement gagnant, car elle passe beaucoup plus de temps à crier qu’à sourire !
Maman éclata de rire, Papa et moi aussi, et le chauve nous suivit en riant plus fort encore.
— Allez filez, grand fou, et repassez dans une heure, on ne sait jamais, si l’envie me prend de crier ! lança-t-elle en direction du chauve qui quittait la chambre en se tenant les côtes.
Une autre fois, elle nous accueillit la tête penchée et les bras ballants le long de son siège en bavant énormément, Papa tomba à ses genoux en hurlant pour appeler une infirmière, mais l’instant d’après, elle se redressa en éclatant d’un rire enfantin. Cette fois, sa farce ne fit rire qu’elle, Papa était vraiment devenu tout blanc, moi j’avais commencé à pleurer comme un bébé, nous n’avions pas trouvé ça hilarant du tout. J’avais eu tellement peur que je m’étais mis en colère. Je lui avais dit que ça ne se faisait pas de faire des blagues comme ça aux enfants. Alors elle s’était mise à me picorer pour s’excuser, et Papa m’avait dit que j’avais la colère saine et intelligente.
Au fil du temps, Maman devint la patronne du deuxième étage. Elle régentait tout avec bonne humeur, donnant des ordres, distribuant les honneurs, écoutant les doléances et les petits malheurs, dispensant ses conseils à toute heure. Si bien qu’un jour, Papa lui apporta une couronne en carton de la galette des rois, mais elle la refusa et s’exclama en riant :
— Je suis la reine des fous, apportez-moi plutôt une passoire ou un entonnoir, à chacun son royaume, à chacun son pouvoir !
Toute la cour défilait dans sa chambre, c’était un rituel. Il y avait les hommes amoureux qui passaient lui apporter des dessins, des chocolats, des poèmes, des bouquets de fleurs du parc, parfois avec les racines, ou simplement pour la regarder parler. La chambre de Maman s’était transformée en musée miniature et en foutoir géant, il y en avait partout. Certains s’habillaient en costume pour lui rendre visite, c’était touchant disait Papa, qui n’était pas du tout jaloux des fous. Lorsqu’on rentrait dans la chambre, il tapait dans ses mains et tous les amoureux détalaient en baissant la tête pour certains, en s’excusant pour d’autres.
— À plus tard, mes choux ! disait Maman qui remuait sa main comme pour les adieux au train.
Et il y avait les femmes aussi, elles étaient moins nombreuses, généralement elles venaient prendre le thé et écouter Maman leur raconter sa vie d’avant. Elles s’exclamaient toujours en faisant des ohhhh, des ahhhh avec de grands yeux parce que la vie de Maman méritait bien ça. Même les infirmières étaient aux petits soins avec elle ; contrairement aux autres, elle pouvait choisir son repas, éteindre la lumière quand elle le voulait, et même fumer dans sa chambre mais seulement avec la porte fermée. Avec tout ça on pensait qu’elle allait mieux, et on en oubliait qu’au même moment, un autre déménagement devait avoir lieu.
Il n’y avait pas que la tête de Maman qui déménageait, notre appartement aussi devait suivre le même traitement. Ce déménagement-là, il était presque aussi déprimant. Il fallait ranger des siècles de souvenirs dans les cartons, les trier et parfois les jeter à la poubelle. C’était vraiment le plus dur de mettre des choses à la poubelle. Papa avait trouvé un autre appartement en location dans la même rue, mais en beaucoup plus petit, du coup il a fallu remplir énormément de poubelles. L’Ordure était venu nous aider, mais contrairement à ce que son surnom pouvait laisser entendre, il n’était pas doué pour ça, parfois même il sortait des objets des sacs et nous sermonnait :
— Vous ne pouvez pas jeter ça, ça peut toujours servir !
Alors il défaisait le travail qu’on avait eu beaucoup de mal à faire, c’était pénible parce qu’il fallait les remettre une deuxième fois dans le sac, et leur dire une deuxième fois au revoir. On ne pouvait pas tout garder, il n’y avait pas assez de place dans l’autre appartement, c’était mathématique disait Papa qui s’y connaissait. Même moi j’avais compris depuis longtemps qu’on ne pouvait pas faire rentrer toute l’eau d’une baignoire dans une bouteille en plastique. C’était mathématique, mais pour le sénateur ça n’avait pas l’air frappé au coin du bon sens.
Depuis l’internement de Maman, Papa s’était montré très courageux, il souriait toujours, passait beaucoup de temps avec moi, à jouer, à parler, il continuait à me donner des cours, d’histoire, d’art, il m’apprenait l’espagnol avec un vieux magnétophone et des cassettes qui ronronnaient en tournant. Il m’appelait senior et je l’appelais gringo, on essayait de faire des corridas avec Mademoiselle mais ça ne fonctionnait jamais, la serviette rouge, c’était comme le chronomètre, elle s’en moquait royalement. Elle commençait par la regarder, baissait la tête en roulant son cou puis partait en courant dans l’autre sens. Mademoiselle était un mauvais taureau, on ne pouvait pas lui en vouloir, elle n’avait pas été élevée pour ça. Comme prévu, après les travaux du salon, avec Papa on avait repeint tous les murs, et comme l’appartement venait d’être vendu, il m’avait dit que je pouvais choisir n’importe quelle couleur, qu’on s’en moquait parce qu’on n’allait plus vivre dedans. Alors j’avais choisi le caca d’oie, c’était Mademoiselle Superfétatoire qui m’avait aidé à faire mon choix. On avait beaucoup ri en pensant à la tête que feraient les nouveaux propriétaires en découvrant leur salon sombre et déprimant.
Il m’emmenait souvent au cinéma, comme ça, dans le noir, il pouvait pleurer sans que je le voie. Je voyais bien ses yeux rouges à la fin du film, mais je faisais comme si de rien n’était. Mais avec le déménagement, il craqua deux fois en se mettant à pleurer en plein jour. C’est vraiment différent de pleurer en plein jour, c’est un autre niveau de tristesse. La première fois, c’était à cause d’une photo, la seule que Maman avait oublié de brûler. Elle n’était pas particulièrement réussie, pas vraiment belle, c’était l’Ordure qui nous avait pris tous les trois avec Mademoiselle sur la terrasse en Espagne. On y voyait Maman, perchée sur la rambarde en train de rire aux éclats, avec ses cheveux sur le visage, tandis que Papa tendait le doigt vers le photographe, sans doute pour lui dire de ne pas faire comme ça, et moi je fermais les yeux en me grattant la joue à côté de Mademoiselle Superfétatoire qui tournait le dos, parce que les photos ça lui passait au-dessus de la tête. Tout était flou, même le paysage derrière, on le voyait mal. C’était une photo banale, mais c’était la dernière, la seule qui n’était pas partie en fumée. C’était pour ça que Papa s’était mis à pleurer en plein jour, parce qu’il ne nous restait qu’une photo ratée des bons jours. La deuxième fois qu’il pleura, c’est dans l’ascenseur après avoir remis les clefs aux nouveaux propriétaires. Au niveau du quatrième étage, nous pleurions de rire car ça avait été vraiment hilarant de voir la tête des nouveaux arrivants lorsqu’ils nous avaient surpris à jouer aux dames sur le sol de l’entrée, avec un grand oiseau qui courait dans tous les sens en poussant des cris déments. Mais l’apothéose, c’était quand ils nous avaient remerciés en grimaçant pour le merdier déprimant du salon. Mais au deuxième étage déjà, les rires de Papa étaient moins joyeux, et au rez-de-chaussée c’était devenu de longs hoquets malheureux. Il était resté longtemps dans la cabine tandis que je l’attendais sur le palier, devant la porte fermée.
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