— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en s’adressant à la fois au Tibétain et à l’Iranienne.
— Je vois que la demoiselle est au courant de cette expérience, observa Tenzing, l’œil scrutateur.
— Oui, confirma-t-elle. N’importe quel physicien connaît cette expérience.
Ariana semblait un peu absente. Il était clair que son esprit scientifique, à cet instant, tâchait de considérer les implications des propos du vieux bouddhiste, en particulier les relations inattendues entre l’expérience mentionnée par Tenzing et le concept de Dharmakâya qu’elle venait de découvrir.
— Quelqu’un peut-il m’expliquer de quoi il s’agit ? insista Tomás.
Tenzing rajusta le drap pourpre qui le couvrait, puis fixa Tomás des yeux.
— Alain Aspect est un physicien français qui a dirigé une équipe de l’université de Paris-Sud lors d’une expérience très importante, effectuée en 1982. Il est vrai que personne n’en a parlé à la télévision ni dans les journaux. Seuls les physiciens et quelques autres scientifiques la connaissent, mais retenez bien ce que je vais vous dire. Il leva l’index. Il est probable qu’un jour, l’expérience Aspect soit citée comme l’une des expériences les plus extraordinaires de la science au XX esiècle. Il regarda Ariana. Vous êtes d’accord, mademoiselle ?
Ariana hocha la tête.
— Oui.
Le Bodhisattva garda les yeux rivés sur l’Iranienne.
— Un dicton zen dit : « Si tu rencontres sur ton chemin un homme qui sait, ne dis rien, ne reste pas silencieux ». Il fit une pause. « Ne reste pas silencieux », répéta-t-il. Il regarda Ariana et pointa du doigt Tomás. Ouvrez-lui la porte.
— Voulez-vous que je lui décrive l’expérience Aspect ?
Tenzing sourit.
— Autre dicton zen : « Lorsqu’un homme commun accède à la connaissance, c’est un sage. Lorsqu’un sage accède à la connaissance, c’est un homme commun ». Il pointa à nouveau son doigt vers Tomás. Faites de lui un homme commun.
Ariana les regarda l’un et l’autre, s’efforçant d’organiser son raisonnement.
— L’expérience Aspect… voyons, bredouilla-t-elle. Elle regarda le Tibétain comme si elle en attendait des instructions. On ne peut pas aborder l’expérience Aspect sans parler du paradoxe EPR, n’est-ce pas ?
— Nagarjuna a dit : « La sagesse est comme un lac limpide et frais, on peut y entrer par n’importe quel côté ».
— Alors, je vais y entrer par le côté du paradoxe EPR, décida Ariana. Elle se tourna vers Tomás. Souviens-toi, je t’ai dit que la physique quantique prévoyait un univers indéterministe, où l’observateur fait partie de l’observation, tandis que la relativité postulait un univers déterministe, où le rôle de l’observateur n’influe pas sur le comportement de la matière. Tu t’en rappelles ?
— Absolument.
— Eh bien, lorsque ce désaccord fut notoire, on se mit à chercher un moyen de concilier les deux camps. On supposait, et on continue de supposer, qu’il ne peut y avoir de lois discordantes selon la dimension de la matière, les unes pour le macrocosme et d’autres différentes pour le microcosme. Il faut des lois uniques. Mais comment expliquer ces divergences entre les deux théories ? Le problème suscita une série de débats entre le père de la relativité, Albert Einstein, et le principal théoricien de la physique quantique, Niels Bohr. Pour démontrer que l’interprétation quantique était absurde, Einstein pointa un détail très curieux de la théorie quantique : une particule ne décide de sa position que lorsqu’elle est observée. Einstein, Podolski et Rosen, dont les initiales forment EPR, formulèrent alors leur paradoxe, dont l’idée consistait à mesurer deux systèmes séparés, mais qui avait été préalablement unis, pour voir s’ils auraient des comportements semblables quand ils seraient observés. Les trois scientifiques proposèrent la chose suivante : enfermer les deux systèmes dans des boîtes, placées à des points différents d’une pièce ou même à des kilomètres de distance, ouvrir les boîtes simultanément et mesurer leurs états internes. Si leur comportement est automatiquement identique, alors cela signifie que les deux systèmes sont parvenus à communiquer l’un avec l’autre instantanément. Or ceci est un paradoxe. Einstein et ses assistants firent observer qu’il ne pouvait y avoir un transfert d’information instantané, dès lors que rien ne va plus vite que la lumière.
— Et qu’est-ce que le physicien quantique a répondu ?
— Bohr ? Bohr a répondu que, si on pouvait réaliser cette expérience, on s’apercevrait qu’il y a, de fait, communication instantanée. Si les particules subatomiques n’existent pas tant qu’elles ne sont pas observées, argumenta-t-il, alors elles ne peuvent être considérées comme des choses indépendantes. La matière, disait-il, fait partie d’un système indivisible.
— Un système indivisible, reprit Tenzing. Indivisible comme la réalité ultime de Brahman . Indivisible comme le réel relié par des fils invisibles de la Dharmakâya . Indivisible comme l’unité du Tao d’où émane le multiple. Indivisible comme l’essence dernière de la matière, l’un où toutes les choses et tous les événements ne sont que les manifestations du même, la réalité unique sous différents masques.
— Attendez, intervint Tomás. C’est ce que disait la physique quantique. Mais Einstein pensait autrement, non ?
— Tout à fait, confirma Ariana. Einstein pensait que cette interprétation était absurde et considérait que le paradoxe EPR, s’il pouvait être vérifié, le démontrerait.
— Le problème, c’est que ce paradoxe ne pouvait pas être vérifié…
— À l’époque d’Einstein, ce n’était pas réalisable, dit l’Iranienne. Mais, dès 1952, un physicien de l’université de Londres nommé David Bohm indiqua qu’il y avait un moyen de vérifier ce paradoxe. En 1964, le physicien John Bell, du CERN de Genève, fut chargé de démontrer de manière systématique comment opérer cette expérience. Bell n’effectua pas l’expérience qui ne fut concrétisée qu’en 1982 par Alain Aspect et son équipe de Paris. C’est une expérience compliquée et difficile à expliquer à un profane, mais elle a bien été réalisée.
— Les Français ont vérifié le paradoxe ?
— Oui.
— Et alors ?
Ariana regarda furtivement Tenzing avant de répondre à la question de Tomás.
— Bohr avait raison.
— Je ne saisis pas, dit l’historien. Il avait raison, comment ça ? Qu’a révélé l’expérience ?
Ariana respira profondément.
— Aspect a découvert que, dans des conditions déterminées, les particules communiquent automatiquement entre elles. Ces particules subatomiques peuvent même se trouver à des points différents de l’univers, les unes à un bout du cosmos et les autres à l’autre extrémité, la communication sera pourtant instantanée.
L’historien afficha un air incrédule.
— C’est impossible, dit-il. Rien ne se déplace plus vite que la lumière.
— C’est ce que dit Einstein et sa théorie de la relativité restreinte, rétorqua l’Iranienne. Mais Aspect a prouvé que les microparticules communiquent instantanément entre elles.
— Ne pourrait-il pas y avoir une erreur dans ces expériences ?
— Aucune erreur, assura l’Iranienne. De nouvelles expériences effectuées en 1998, à Zurich et à Innsbruck, utilisant des techniques plus sophistiquées, ont tout corroboré.
Tomás se gratta la tête.
— Ça veut dire que les théories de la relativité sont erronées ?
— Non, non, elles sont justes.
— Alors comment explique-t-on ce phénomène ?
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