— Il n’y a qu’une seule explication, dit Ariana. Aspect a confirmé une propriété de l’univers. Il a vérifié expérimentalement que l’univers est tissé de liens invisibles, que les choses sont reliées entre elles d’une manière insoupçonnée, que la matière possède une organisation intrinsèque que personne n’imagine. Si les microparticules communiquent entre elles à distance, ce n’est nullement dû à un signal qu’elles émettraient les unes vers les autres. Cela procède simplement du fait qu’elles constituent une entité unique. Leur séparation est une illusion.
— Les microparticules sont une entité unique ? Leur séparation est une illusion ? Je ne comprends pas…
Ariana regarda autour d’elle, s’efforçant de trouver un bon moyen d’expliquer le sens de ses paroles.
— Par exemple, Tomás, dit-elle, saisissant une idée. Tu as déjà vu un match de football à la télévision ?
— Oui, évidemment.
— Dans une transmission télévisée, il y a, parfois, plusieurs caméras pointées en même temps sur le même joueur, n’est-ce pas ? Celui qui regarde les images de chaque caméra et qui ignore comment la chose fonctionne, peut penser que chaque caméra capte un joueur différent. L’une montre le joueur regardant à gauche, l’autre présente le même joueur regardant à droite. Si le téléspectateur ne connaît pas ce joueur, il peut croire qu’il s’agit de joueurs différents. Mais, en y regardant bien, on remarque qu’aussitôt que le joueur fait un mouvement vers un côté, le joueur qui est sur l’autre image fait instantanément le même mouvement, mais vers l’autre côté. Ceci résulte, bien entendu, d’une illusion. En réalité, les deux caméras montrent toujours le même joueur, mais sous des angles différents. Tu comprends ?
— Oui. Tout cela est évident.
— Eh bien, c’est une chose analogue que l’expérience d’Aspect a montré par rapport à la matière. Deux microparticules peuvent être séparées par l’univers entier, lorsque l’une se déplace, l’autre se déplace instantanément. Je pense que cela se produit parce qu’en réalité, il ne s’agit pas de deux microparticules différentes, mais de la même microparticule. L’existence des deux est une illusion, de la même manière que l’existence de deux joueurs filmés par des caméras sous des angles différents. Nous voyons toujours le même joueur, tout comme nous voyons toujours la même microparticule. À un niveau profond de la réalité, la matière n’est pas individuelle, elle n’est qu’une représentation d’une unité fondamentale.
Il y eut un silence.
Tenzing se racla la gorge.
— Les choses et les événements divers que nous voyons et sentons autour de nous ne sont que les différentes manifestations d’une même réalité, murmura le bouddhiste sur un ton contemplatif. Tout est relié par des fils invisibles. Toutes les choses et tous les événements ne sont que les différents visages d’une même essence. Le réel est l’un d’où émane le multiple. Tel est Brahman , telle est Dharmakâya , tel est Tao . Les textes sacrés expliquent l’univers. Il ferma les yeux et inspira de l’air dans une posture méditative. On trouve, dans le Prajnaparamita , le poème de Bouddha sur l’essence du tout… Il commença à réciter, comme s’il entonnait un mantra sacré :
« Vide et calme et libérée de soi
Est la nature des choses.
Nul être individuel
Dans la réalité n’existe.
Il n’y a ni fin ni commencement,
Ni milieu.
Tout est illusion,
Comme une vision ou un rêve.
Tous les êtres du monde
Sont au-delà du monde des mots.
Sa nature ultime, pure et vraie,
Est comme l’espace infini. »
Tomás l’observa les yeux écarquillés, encore incrédule.
— C’est ainsi que le Bouddha a décrit l’essence des choses ? s’étonna-t-il. C’est incroyable !
Le Bodhisattva le regarda avec sérénité.
— Chuan Chuan a dit : « Le chemin n’est pas difficile, il suffit qu’il n’y ait ni vouloir ni non-vouloir ». Il fit un geste vers son visiteur. « Les professeurs ouvrent la porte, mais tu dois entrer seul. »
Tomás leva un sourcil.
— C’est le moment pour moi d’entrer ?
— Oui.
Il y eut un nouveau silence.
— Que dois-je faire ?
— Entrer.
L’historien regarda le bouddhiste d’un air interloqué.
— Entrer ?
— Un dicton zen dit : « Enfourche le cheval vigoureux de ton esprit ». Tenzing sourit. Toutefois, pour votre voyage, j’ai une collation à vous offrir qui réconfortera l’estomac de votre esprit.
— Une collation ?
— Oui, mais, d’abord, prenons un thé. J’ai soif.
— Attendez, s’exclama Tomás. Quelle est cette collation ?
— C’est La Formule de Dieu .
— Ah ! s’exclama l’historien. Vous ne m’avez pas encore expliqué ce que c’est.
— Je n’ai pas fait autre chose que de vous l’expliquer. Vous m’avez entendu, mais vous ne m’avez pas écouté.
Tomás rougit.
— Un jour, Einstein est venu nous voir, le jésuite et moi, et nous a dit : j’ai parlé avec le Premier ministre d’Israël et il m’a fait une demande. J’ai beaucoup hésité à accepter cette demande, mais maintenant je l’ai fait et je voudrais que vous m’assistiez dans ce projet.
— Il vous a dit ça ? Il vous a demandé de collaborer à la conception d’une bombe atomique simple à concevoir ?
Le Bodhisattva contracta son visage, surpris.
— Une bombe atomique ? Quelle bombe atomique ?
— Le projet de La Formule de Dieu ne concerne-t-il pas la bombe atomique ?
Tenzing regarda Tomás avec perplexité.
— Bien sûr que non.
Tomás se tourna immédiatement vers Ariana et constata qu’elle partageait son soulagement.
— Tu vois ? dit-il en souriant. Qu’est-ce que je te disais ?
L’Iranienne se pencha en avant, comme pour mieux entendre ce qui allait être dit. Elle avait lu le manuscrit et brûlait d’impatience de le comprendre enfin. En outre, une autre motivation l’animait : elle savait que cette information était cruciale pour stopper les poursuites que le VEVAK allait inévitablement entreprendre pour les retrouver, elle et Tomás. Mais il ne lui suffisait pas de connaître la vérité ; il lui fallait aussi la prouver. C’est pourquoi elle regarda le Tibétain avec un visage plein d’inquiétude.
— Mais alors, expliquez-nous, implora-t-elle. Sur quoi porte le projet La Formule de Dieu ?
— Shunryu Suzuki a dit : « Lorsque tu comprendras totalement une chose, tu comprendras tout ».
— Comprendre ce qu’est La Formule de Dieu signifie donc comprendre tout ?
— Oui.
— Mais quel est le sujet de La Formule de Dieu ?
Tenzing Thubten leva la main, la fit lentement glisser dans l’air, esquissant un élégant mouvement de taï chi, avant de se figer à nouveau. Il huma la brise qui soufflait sur la cour du temple et sentit l’agréable chaleur des rayons du soleil filtrés par les feuilles des arbres. Il adressa un signe à un moine qui passait et le pria d’apporter du thé. Puis il reprit sa posture de recueillement et regarda les visiteurs.
— C’est la plus grande recherche jamais entreprise par l’esprit humain, le déchiffrage de la plus importante énigme de l’univers, la révélation du dessein de l’existence.
Tomás et Ariana l’observaient, en suspens, incapables de cacher leur fébrilité. Le Bodhisattva perçut l’anxiété qui les oppressait et sourit, enfin disposé à leur dévoiler le secret.
— C’est la preuve scientifique de l’existence de Dieu.
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