— Excusez-moi, je ne comprends pas, interrompit Ariana, dont l’esprit scientifique se rebellait. Un rapprochement entre la spiritualité orientale et la physique ? De quoi parlez-vous concrètement ?
Tenzing rit.
— Vous réagissez exactement comme Einstein a réagi au début, quand je lui en ai parlé.
— Excusez-moi, mais cela me paraît une réaction normale chez n’importe quel scientifique, dit l’Iranienne. Mêler science et mysticisme, c’est… une opération un peu étrange, non ?
— Non, si les deux disent la même chose, rétorqua le Tibétain. Les Upanishads affirment : « Le corps humain est à l’image du corps cosmique. L’esprit humain est à l’image de l’esprit cosmique. Le microcosme est à l’image du macrocosme. L’atome est à l’image de l’univers ».
— Où cela est-il écrit ?
— Dans les Upanishads , la dernière partie des Vedas , les textes sacrés de l’hindouisme. Tenzing leva un sourcil blanc. Mais on pourrait trouver ces idées dans n’importe quel texte scientifique, vous ne croyez pas ?
— Eh bien… peut-être, d’une certaine façon.
Le Bodhisattva réajusta sa posture sur son grand coussin et respira profondément.
— Vous souvenez-vous de Lao Tseu : « Le Tao que l’on peut exprimer n’est le véritable Tao . Le nom que l’on peut proférer n’est le véritable Nom » ? Vous souvenez-vous des Upanishads définissant l’intangibilité de la réalité dernière comme une zone où l’œil ne voit pas, où la parole ne parle pas, où l’esprit ne pense pas, où l’on ne peut ni savoir ni comprendre ni enseigner ? Vous rappelez-vous du Sermon de la Fleur où le Bouddha explique que l’illumination de la Dharmakâya est inexprimable ?
— Oui…
— Et je vous le demande : que dit le principe de l’incertitude ? Il nous dit que nous ne pouvons pas prévoir avec précision le comportement d’une microparticule, bien que nous sachions que ce comportement est déterminé à l’avance. Et je vous le demande : que disent les théorèmes de l’incomplétude ? Ils nous disent que nous ne pouvons pas prouver la cohérence d’un système mathématique, bien que ses affirmations non démontrables soient vraies. Et je vous le demande : que dit la théorie du chaos ? Elle nous dit que la complexité du réel est si grande qu’il est impossible de prévoir l’évolution future de l’univers, bien que nous sachions que cette évolution est déjà déterminée. Le réel se cache derrière l’illusion de mâyâ . Le principe de l’incertitude, les théorèmes de l’incomplétude et la théorie du chaos ont prouvé que le réel est inaccessible dans son essence. Nous pouvons tenter de l’approcher, tenter de le décrire, mais jamais nous ne le connaîtrons vraiment. Il y aura toujours un mystère au fond de l’univers. En dernière instance, l’univers est inexprimable dans sa plénitude, à cause de la subtilité de sa conception. Il écarta les mains. Revenons maintenant à la question essentielle. Quelle est cette matière imprévisible à laquelle se réfère le principe d’incertitude sinon Brahman ? Quelle est cette vérité que les théorèmes de l’incomplétude démontrent sinon Dharmakâya ? Et quel est ce réel infiniment complexe et inaccessible décrit par la théorie du chaos sinon le Tao ? Et qu’est-ce que l’univers sinon une gigantesque et inexprimable énigme ? Les questions soulevées par Tenzing d’une voix paisible résonnèrent longuement aux oreilles des deux visiteurs. Tomás et Ariana gardèrent leurs yeux fixés sur le Tibétain assis devant eux et digérèrent tant que bien que mal ces étranges parallélismes entre la science occidentale et le mysticisme oriental. Ensuite, il y a le problème de la dualité, reprit Tenzing. Comme je vous l’ai dit, la pensée orientale définit le dynamisme de l’univers à travers la dynamique des choses. Le Brahman des hindous signifie « croissance ». Le samsara des bouddhistes désigne le « mouvement incessant ». Le Tao des taoïstes renvoie à la dynamique des opposés représentés par le yin et le yang . Des opposés qui se rejoignent, des extrêmes reliés par un fil invisible. Yin et yang . Vous vous en rappelez ?
— Oui, bien sûr.
— Alors, maintenant, pensez aux théories de la relativité : l’énergie et la masse sont une même chose dans des états différents. Pensez à la physique quantique : la matière est, en même temps, onde et particule. Pensez encore aux théories de la relativité : l’espace et le temps sont liés. Tout est yin et yang . L’univers se meut par le dynamisme des opposés. Les extrêmes finissent par se rejoindre dans une même unité. Yin et yang . Énergie et masse. Ondes et particules. Espace et temps. Yin et yang .
— L’univers est donc régi par la dialectique des opposés, commenta Tomás.
— L’univers est un, mais il n’est pas statique, il est dynamique, énonça Tenzing. Je vous ai parlé de la création de l’univers par la danse de Shiva, qui a insufflé à la matière le rythme de sa ronde, transformant la vie en un grand processus cyclique, vous vous souvenez ?
— Oui.
— Eh bien, regardez le rythme des électrons autour des noyaux, regardez le rythme des oscillations des atomes, regardez le rythme du mouvement des molécules, regardez le rythme de la course des planètes, regardez le rythme auquel bat le cosmos. En tout il y a rythme, en tout il y a synchronisme, en tout il y a symétrie. L’ordre émerge du chaos comme un danseur sur la piste. Avez-vous déjà remarqué le rythme du cosmos ?
— Le… rythme du cosmos ?
— Toutes les nuits, le long des fleuves de la Malaisie, des milliers de lucioles se rassemblent dans l’air et émettent une même lumière en même temps, obéissant à un synchronisme secret. À chaque instant, au fond de notre corps, les flux électriques dansent dans chaque organe au rythme de symphonies silencieuses, dont la mesure est battue par des milliers de cellules invisibles. À chaque heure, le long de nos intestins, les résidus alimentaires sont poussés par la contraction rythmée des parois du tube digestif, obéissant à une étrange cadence biologique. Tous les jours, quand un homme pénètre une femme et que son fluide vital court vers l’ovule, les spermatozoïdes remuent leur queue en même temps et dans la même direction, suivant une mystérieuse chorégraphie. Chaque mois, lorsque plusieurs femmes restent longtemps ensemble, leurs cycles menstruels se synchronisent de manière inexplicable. Qu’est-ce que tout cela sinon le rythme énigmatique de la danse cosmique de Shiva ?
— Mais la synchronie est un phénomène naturel de la vie, argumenta Tomás. Il y a de la synchronie dans notre respiration, dans notre cœur, dans la circulation de notre sang…
— Bien sûr que la synchronie est naturelle, acquiesça Tenzing. Elle est naturelle justement parce que la vie pulse au rythme des battements de la danse de Shiva. Mais pas seulement la vie, vous savez ? La matière inerte danse également au son de la même musique.
— La matière inerte ?
— Cela fut découvert au XVII esiècle, lorsque Christiaan Huygens observa par hasard que les pendules de deux horloges placées l’une à côté de l’autre oscillaient en même temps, sans variation. Il eut beau chercher à les désynchroniser, en modifiant les oscillations des pendules, Huygens constata qu’au bout d’une demi-heure, les horloges se remettaient à battre au même rythme, comme si les pendules obéissaient à un maître invisible. Huygens découvrit que la synchronie n’était pas une cadence propre aux choses animées. La matière inerte danse au même rythme.
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