Tenzing resta impassible.
— C’était un bon ami, soupira-t-il, comme si l’information ne le troublait guère. Je lui souhaite beaucoup de bonheur pour sa nouvelle vie.
— Sa nouvelle vie ?
— Il se réincarnera sans doute en Lama. Ce sera un homme bon et sage, respecté par tous ceux qui seront amenés à le connaître. Il rajusta le drap pourpre qui le couvrait. Beaucoup d’entre nous sont assaillis par la duhkha , par la frustration et la douleur qu’apporte la vie, restant soumis aux illusions créées par la maya . Mais tout cela, c’est avidya , l’ignorance au-dessus de laquelle il faut s’élever. Si l’on y parvient, on se libère du karma qui nous enchaîne. Il fit une pause. Le jésuite et moi avons fait route ensemble durant un certain temps, comme deux compagnons de voyage qui décident de se découvrir l’un l’autre. Puis nous sommes arrivés à une bifurcation, il a choisi un chemin et moi un autre. Nos voies se sont séparées, c’est vrai, mais notre destination est restée toujours la même.
— Et quelle est cette destination ?
Le Bodhisattva respira profondément. Il ferma les yeux, adoptant la posture de la méditation. Comme s’il pesait le pour et le contre ; comme s’il élevait sa conscience jusqu’au sunyata , le grand vide ; comme s’il fondait son être dans l’éternelle dhamakaya pour y chercher la réponse à son dilemme. Pouvait-il tout révéler ou devait-il garder le silence ? Se pouvait-il que l’esprit de son vieil ami, l’homme qu’il appelait le jésuite, vienne à son secours pour le guider ?
Sa décision prise, il ouvrit les yeux.
— Je suis né en 1930 à Lhassa, dans une famille noble. Mon premier nom était Dhargey Dolma, qui signifie « le Progrès avec la déesse Dolma aux sept yeux ». Mes parents m’ont donné ce nom parce qu’ils croyaient que le développement était l’avenir du Tibet et qu’il fallait être attentif au changement, attentif avec sept yeux. Mais, quand j’ai eu 4 ans, ils m’ont envoyé au monastère de Rongbuk, au pied du Cholangma, la grande montagne que nous nommons Déesse Mère de l’Univers. Il regarda Tomás. Vous, vous l’appelez l’Everest. Il reprit sa pose précédente. Je suis devenu profondément religieux au contact des moines de Rongbuk. La tradition bouddhiste établit que toutes les choses existent en fonction d’un nom et d’une pensée, aucune par elle-même. En conséquence, j’ai changé de nom pour devenir une autre personne. À 6 ans, je me suis appelé Tenzing Thubten, ou le « Protecteur du Dharma qui suit le chemin du Bouddha ». Vers cette époque, le Tibet commençait à s’ouvrir à l’Occident, une évolution qui réjouissait ma famille. Lorsque j’ai eu 10 ans, en 1940, mes parents m’ont fait venir à Lhassa pour assister à la cérémonie de l’intronisation du quatorzième Dalaï-Lama, Tenzing Gyatso, celui qui nous guide encore et dont je me suis inspiré pour mon nouveau nom. Aussitôt après, j’ai été envoyé dans une école anglaise à Darjeeling, comme c’était la coutume dans les familles de la haute société du Tibet.
— Vous avez fréquenté une école anglaise ?
Le Bodhisattva acquiesça de la tête.
— Pendant des années, mon ami.
— D’où votre anglais si… britannique. J’imagine que les choses ont dû vous paraître un peu différentes…
— Très différentes, confirma Tenzing. La discipline était différente et les rituels également. Mais la principale différence résidait dans la méthodologie. Quand il s’agit d’analyser une question, il y a tout un univers qui nous sépare. J’ai découvert que vous, les Occidentaux, vous aimez diviser un problème en divers petits problèmes, vous aimez séparer et isoler pour mieux analyser. C’est une méthode qui a ses vertus, c’est indéniable, mais elle comporte un terrible défaut.
— Lequel ?
— Elle crée l’impression que la réalité est fragmentée. Voilà ce que j’ai découvert à Darjeeling avec vos professeurs. Pour vous, une chose sont les mathématiques, une autre la chimie, une autre l’anglais, une autre le sport, une autre la philosophie, une autre la botanique. Dans votre manière de penser, toutes les choses sont compartimentées. Il secoua la tête. C’est une illusion, bien sûr. La nature des choses est dans le sunyata , le grand vide, et aussi dans la dharmakaya , le corps de l’Être. La dharmakaya se retrouve dans toutes les choses matérielles de l’univers et se reflète dans l’esprit humain comme bodhi , la sagesse éveillée. L’ Avatamsaka sutra , qui est le texte fondamental du bouddhisme mahayana , repose sur l’idée que la dharmakaya est dans tout. Toutes les choses et tous les événements sont reliés, unis par des fils invisibles. Mieux, toutes les choses et tous les événements sont des manifestations de la même unité. Tout est un.
— Vous avez donc été confronté à deux mondes totalement différents.
— Totalement différents, confirma le Bodhisattva. L’un fragmente tout, l’autre unit tout.
— Vous n’étiez pas heureux à Darjeeling ?
— Au contraire. La pensée occidentale a été une révélation. Moi qui avant pleurais d’être loin du Tibet, je découvrais à présent une nouvelle manière de penser. En outre, j’étais très bon dans deux matières, les mathématiques et la physique. Je suis devenu le meilleur élève de l’école anglaise, meilleur que n’importe quel Anglais ou Indien.
— Vous êtes resté à Darjeeling jusqu’à quel âge ?
— Jusqu’à mes 17 ans.
— Et vous êtes ensuite rentré au Tibet ?
— Oui. En 1947, précisément l’année où les Britanniques ont quitté l’Inde, je suis revenu à Lhassa. Je portais alors une cravate et j’ai eu beaucoup de mal à m’adapter à la vie au Tibet. Cette terre qui me semblait autrefois aussi accueillante que le ventre d’une mère, me paraissait à présent un lieu attardé, étriqué, provincial. La seule chose qui me fascinait, c’était la mystique, la sensation intellectuelle de léviter, l’esprit bouddhiste dans sa quête de l’essence de la vérité. Il changea de position sur son énorme coussin. Deux ans après mon retour au Tibet, un événement s’est produit en Chine qui allait entraîner de profondes répercutions sur nos vies. Les communistes prirent le pouvoir à Pékin. Le gouvernement tibétain expulsa tous les Chinois du pays, mais mes parents n’étaient pas dupes. C’étaient des gens informés et ils connaissaient les projets de Mao Tsé-Tung concernant le Tibet. Aussi décidèrent-ils de m’envoyer à nouveau en Inde. Mais l’Inde n’était plus la même et, par l’intermédiaire de mes anciens professeurs à Darjeeling qui connaissaient mes dons pour les mathématiques et la physique, j’ai fini par être retenu pour un stage à l’université de Columbia, à New York.
— Vous êtes allé de Lhassa à New York ?
— Imaginez, dit Tenzing en souriant. De la Cité interdite à la Grande Pomme, du Potala à l’Empire State Building. Il rit. Cela a été un choc. La veille encore je me promenais sur le Barkhor, et le lendemain je me retrouvais en plein Times Square.
— Comment était l’université de Columbia ?
— J’y suis resté peu de temps. Seulement six mois.
— Si peu ?
— Oui. Un de mes professeurs avait participé au Projet Manhattan, le programme militaire qui réunissait les meilleurs physiciens de l’Occident pour fabriquer la bombe atomique. D’ailleurs, le projet s’appelait Manhattan parce qu’on avait justement commencé à le développer à l’université de Columbia, à Manhattan.
— Je l’ignorais.
— Donc, mon professeur, en tant que titulaire d’une chaire de Physique à Columbia, avait participé à ce programme. Lorsqu’il a fait ma connaissance, mes capacités l’ont tellement impressionné qu’il a décidé de me recommander à son mentor, un homme très célèbre.
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