Tomás et Ariana suivirent le moine le long d’une allée qui escaladait le versant. Le Tibétain grimpa rapidement la pente, mais les deux visiteurs ne tardèrent pas à s’arrêter, épuisés, à l’ombre d’un grand arbre nommé yonboh . Shigatse se situait à une altitude encore plus élevée que Lhassa et l’air raréfié leur brûlait les poumons.
— Vous parlez anglais ? demanda Tomás, en s’adressant au moine qui les précédait de quelques mètres, le sourire aux lèvres.
Le Tibétain s’approcha.
— Un peu.
— Nous allons rencontrer le bodhisattva, observa l’historien. Il fit une pause pour récupérer son souffle. Qu’est-ce qu’un bodhisattva exactement ?
— C’est une sorte de Bouddha.
— Une sorte de Bouddha ? Que voulez-vous dire ?
— C’est quelqu’un ayant atteint l’illumination mais qui est sorti du nirvana pour aider les autres hommes. C’est un saint, un homme qui a renoncé à son propre salut pour se vouer à celui des autres.
Le moine fit demi-tour et les mena jusqu’au sommet du complexe. Ils empruntèrent un chemin qui longeait des pavillons rouges et le Tibétain tourna à gauche, grimpa un escalier en pierre noire et s’engouffra dans un bâtiment vermeil. Les visiteurs, toujours haletants, lui emboîtèrent le pas ; ils traversèrent un hall sombre et débouchèrent sur une cour tranquille, où des moines s’affairaient autour d’un tonneau de graisse jaunâtre. C’était la cour du temple de Maitreya.
Le Tibétain leur fit signe d’entrer dans une petite pièce obscure, éclairée seulement par des bougies et un filet de lumière tombant d’une petite fenêtre. Ici, tout semblait austère, quasi primitif. Aux odeurs mêlées de graisse de yack et d’encens s’ajoutait celle de fumée dégagée par le charbon qui brûlait dans un vieux poêle. La flamme jaunâtre léchait une vieille bouilloire noircie, jetant des lueurs tremblantes sur les murs du réduit.
Les deux visiteurs prirent place sur des banquettes recouvertes de tapis thangka rouges et virent le moine prendre la théière posée sur le poêle, et remplirent deux tasses qu’il leur tendit.
— Cha she rognang .
C’était du thé à la graisse de yack.
— Merci, dit Tomás en réprimant un rictus de dégoût à la perspective de devoir avaler cette gluante mixture. Il regarda Ariana. Comment dit-on merci en tibétain ?
— Thu djitchi .
— C’est ça. Il adressa un salut au moine. Thu djitchi .
Le moine sourit et les pria, d’un geste de mains, de bien vouloir patienter.
— Gong da , dit-il, avant de disparaître.
Moins de vingt minutes s’écoulèrent.
Le moine qui les avait accueillis réapparut dans la petite pièce. Cette fois, il était accompagné d’un autre moine, petit, très maigre et courbé par l’âge, qui marchait avec difficulté. Le premier l’aida à s’installer sur un énorme coussin. Les deux moines échangèrent quelques mots en tibétain, après quoi le plus jeune salua en s’inclinant et se retira.
Le silence tomba.
On n’entendait que le pépiement des oiseaux dans la cour, et le charbon qui crépitait doucement dans le poêle. Tomás et Ariana observèrent le nouvel arrivant, assis sur son grand coussin. Le vieux moine rajusta le drap pourpre qui le couvrait et se redressa ; ses yeux se brouillèrent et se perdirent dans le vide, comme s’il se retirait du monde qui l’entourait.
Le silence persista.
Le bouddhiste semblait ignorer la présence des deux étrangers. Peut-être méditait-il, peut-être était-il plongé dans une transe. Quoi qu’il en soit, le vieil homme ne soufflait mot, il se bornait à rester là. Tomás et Ariana échangeaient des regards amusés et perplexes, sans savoir s’ils devaient parler, ou si le Tibétain était entré là par erreur, ou s’il s’agissait d’une coutume locale, ou s’il était aveugle. Dans le doute, ils gardèrent le silence et attendirent.
Le mutisme dura encore dix paisibles minutes.
Le vieux moine restait immobile, le regard figé, la respiration lente ; quand soudain, sans aucune justification apparente, il remua et reprit vie.
— Je suis le Bodhisattva Tenzing Thubten, annonça-t-il d’une voix affable. Il parlait un anglais étonnamment correct, avec un net accent britannique. J’ai entendu dire que vous me cherchiez afin que je vous montre le chemin.
Tomás soupira de soulagement. Il avait enfin devant lui Tenzing Thubten, l’expéditeur de la mystérieuse carte postale qu’il avait trouvée chez le professeur Siza. Peut-être l’homme qui pourrait répondre à ses questions, ou lui donner matière à s’en poser encore d’autres.
— Je suis Tomás Noronha, professeur d’histoire à l’université nouvelle de Lisbonne. Il présenta Ariana d’un geste. Voici Ariana Pakravan, chercheuse en physique nucléaire au ministère de la Science, à Téhéran. Il inclina la tête. Merci beaucoup de nous recevoir. Nous avons fait un long voyage pour venir jusqu’ici.
Le moine esquissa une moue dubitative.
— Vous êtes venus me voir pour que je vous éclaire ?
— Eh bien… d’une certaine façon, oui.
— « Je serai un bon médecin pour les malades et les souffrants. Je remettrai sur le droit chemin ceux qui se sont égarés. Je serai une lumière pour ceux qui sont dans la nuit obscure et j’enseignerai aux pauvres et aux indigents à découvrir des trésors cachés », récita-t-il. Ainsi parle le Avatamsaka sutra . Il leva la main. Bienvenue à Shigatse, voyageurs dans la nuit obscure.
— C’est un plaisir de vous rencontrer.
Tenzing s’adressa à Tomás.
— Vous êtes de Lisbonne ?
— Oui.
— Vous êtes portugais ?
— Tout à fait.
— Hum, murmura-t-il. Les Portugais furent les premiers Occidentaux à atteindre le cœur du Tibet.
— Pardon ? s’étonna Tomás.
— Ce furent deux prêtres jésuites, dit Tenzing. Le père Andrade et le père Marques avaient entendu parler de l’existence d’une secte chrétienne dans une vallée perdue du Tibet. Ils se déguisèrent en pélerins hindous, traversèrent l’Inde et arrivèrent à Tsaparang, une forteresse érigée au milieu du règne Guge, dans la vallée de Garuda. Ils bâtirent une église et établirent le premier contact entre l’Occident et le Tibet.
— À quelle époque ?
— En 1624. Il fit un salut. Bienvenue, pélerins portugais. À défaut d’être déguisés en hindous, quelle église nous apportez-vous aujourd’hui ?
Tomás sourit.
— Nous ne vous apportons aucune église. Rien que quelques questions.
— Tu cherches le chemin ?
— Je cherche le chemin d’un homme appelé Augusto Siza.
Tenzing réagit avec bonhommie en entendant prononcer ce nom.
— Le jésuite.
— Non, non, dit Tomás, en secouant la tête. Il n’était pas jésuite. Ni même religieux. Il était professeur de physique à l’université de Coimbra.
— Je l’appelais « le jésuite », dit Tenzing, sans tenir compte de cette réctification. Il rit. Il n’aimait pas ça, bien sûr. Mais je ne le faisais pas méchamment. Je l’appelais « le jésuite » en hommage à ses ancêtres qui voilà quatre siècles sont venus ici, au cours du règne Guge. Mais c’était aussi une plaisanterie, liée au travail que nous menions en commun.
— Quel travail ?
Le Bodhisattva baissa la tête.
— Je ne peux pas vous le dire.
— Pourquoi ?
— Parce que le jésuite et moi avons convenu qu’il en ferait l’annonce.
Tomás et Ariana échangèrent un regard. L’historien inspira profondément et regarda le vieux Tibétain.
— Je dois vous faire part d’une mauvaise nouvelle, dit-il. J’ai bien peur que le professeur Siza soit mort.
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