— Comme par exemple ?
— Eh bien… Le premier problème est de savoir où était Dieu avant le Big Bang, puisque ni le temps ni l’espace n’existait. Et le second problème est de déterminer ce qui a causé Dieu. Car si tout a une cause, Dieu également en a une.
— Donc, il n’y a pas de cause première…
— Ou bien il y en a une, qui sait ? Nous, les physiciens, appelons le Big Bang une singularité. Dans ce sens, nous pourrions dire que Dieu est une singularité, de la même manière que le Big Bang est une singularité.
Tomás passa une main dans ses cheveux.
— Cet argument semble intéressant, mais il n’est pas concluant.
— Non, acquiesça le physicien. Il n’est pas concluant. Mais il y a un autre argument qui semble plus probant. Les philosophes lui donnent différents noms, mais le professeur Siza l’appelait… Voyons… Ah, oui ! Il l’appelait l’argument de l’intentionnalité.
— Intentionnalité ? D’intention ?
— Exact. La question de l’intentionnalité relève, comme vous le savez, du domaine purement subjectif de l’interprétation. Autrement dit, quelqu’un peut faire quelque chose intentionnellement, mais celui qui juge de l’extérieur ne pourra jamais être absolument sûr de l’intention. On peut supposer qu’il s’agit de telle intention, mais seul l’auteur de l’acte connaît la vérité. Il désigna Tomás d’un geste. Si vous renversiez cette table, je pourrais interpréter cet acte comme étant intentionnel ou pas. Vous pourriez l’avoir fait intentionnellement et feindre ensuite le contraire. En fait, vous seul en auriez la certitude absolue, et je n’aurais jamais qu’une certitude subjective.
— Oui, dit Tomás. Mais où voulez-vous en venir ?
— Je veux en venir à cette question : quelle est l’intention de la Création de l’univers ?
Luís fixa Tomás d’un regard interrogatif.
— Voilà une question qui vaut beaucoup d’argent, commenta l’historien avec un sourire. Quelle est la réponse ?
— Si je la connaissais, j’aurais déjà empoché l’argent, répondit Luís en riant. Pour avoir une réponse plus complète, il faudrait demander au professeur Siza.
— Mais il n’est plus ici, hélas. Vous croyez qu’un jour quelqu’un répondra à cette question ?
Le physicien inspira profondément, choisissant avec soin ses mots.
— Je pense qu’il est difficile de répondre affirmativement à cette question, mais il existe quelques indices intéressants.
— Je vous écoute.
— Il y a un argument de poids émis par William Paley au XIX esiècle. Il pointa le plancher en bois du restaurant. Imaginez qu’en entrant ici, je tombe sur une fleur posée là sur le sol. Je la regarderais et je penserais : comment diable cette fleur est-elle arrivée là ? Peut-être répondrais-je aussitôt après : bon, la fleur est une chose naturelle. Et je n’y penserais plus. Imaginez à présent que je tombe non pas sur une fleur, mais sur une montre. Ma réponse sera-t-elle la même ? Bien sûr que non. Après avoir examiné le mécanisme compliqué de la montre, je dirais qu’il s’agit d’une chose fabriquée par un être intelligent visant un objectif spécifique. La question est maintenant la suivante : pour quelle raison ne puis-je donner à l’existence de la fleur la même réponse que j’accorde à l’existence de la montre ?
La question plana dans l’air un moment.
— Je vois où vous voulez en venir, observa Tomás.
— En tant que membre appartenant à l’espèce intelligente ayant conçu la montre, je connais l’intention qui a présidé à la création de cette montre. Mais je n’appartiens pas à l’espèce qui a conçu la fleur, c’est pourquoi je n’ai aucune certitude objective sur l’intentionnalité de sa création. Mais je peux supposer qu’il y en a une. Au fond, quelqu’un qui n’aurait jamais vu une montre pourrait facilement conclure qu’il s’agit là de l’œuvre d’un cerveau intelligent.
— Attendez, argumenta Tomás. Il s’agit quand même là de choses différentes, non ?
— Vous croyez ?
— Bien sûr. Comment voulez-vous comparer la complexité d’une montre et la complexité d’une fleur ?
Luís secoua la tête.
— Uniquement dans le sens où une fleur est beaucoup plus complexe. Le physicien fit un large geste circulaire. Regardez tout ce qui nous entoure. Son regard balaya le restaurant et se fixa sur les fenêtres donnant sur le ciel et le vert feuillage des tilleuls. Avez-vous remarqué la complexité de tout l’univers ? Avez-vous réfléchi à la minutieuse organisation nécessaire pour qu’un système solaire fonctionne ? Ou pour relier les atomes ? Ou pour concevoir la vie ? Il indiqua les eaux calmes du Mondego qui glissaient le long de la route. Ou pour permettre à ce fleuve de s’écouler ainsi ? Ne pensez-vous pas que c’est infiniment plus complexe et intelligent que le mécanisme d’une petite montre ?
Tomás resta figé devant son interlocuteur.
— Effectivement…
— Mais si une chose aussi simple qu’une petite montre est conçue par un être intelligent dans une intention précise, alors que dire d’une fleur ? Que dire de tout l’univers ? Si quelqu’un n’ayant jamais vu une montre peut comprendre, en en découvrant une pour la première fois, qu’il s’agit d’une création intelligente, pour quelle raison ne pourrions-nous pas, en contemplant la grandeur et la complexité intelligente de l’univers, aboutir à la même conclusion ?
— Je vois.
— Voilà la base de l’argument de l’intentionnalité. Si tout ce que nous voyons autour de nous témoigne d’une volonté et d’une intelligence, pourquoi ne pas admettre qu’il existe une intention dans la Création ? Si les choses se révèlent intelligentes dans leur conception, pourquoi ne pas admettre qu’elles aient été conçues par quelque chose ou quelqu’un d’intelligent ? Pourquoi ne pas admettre qu’il existe une intelligence derrière ces créations intelligentes ?
— Mais où se trouve cette intelligence ?
— Et où se trouve l’auteur de la montre ? Si je trouve une montre par terre, il se peut que je ne connaisse jamais l’intelligence qui l’a fabriquée. Et, pourtant, pas un instant je ne douterai que cette montre a été conçue par un être intelligent. Il en va de même avec l’univers. Il se peut que je ne connaisse jamais l’intelligence qui l’a créé, mais il suffit de regarder autour de soi pour comprendre qu’il s’agit d’une création intelligente.
— Je comprends.
— Seulement, si c’est une création intelligente, et tout indique que c’en est une, alors se pose le problème de savoir si nous l’étudions d’une manière adéquate.
— Que voulez-vous dire ?
Luís Rocha désigna d’un geste son propre corps.
— Regardez les êtres vivants. De quoi est fait un être vivant ?
— D’une structure d’informations, répliqua Tomás, citant la formule de son père.
— Exact, une structure d’informations. Mais ce qui compose cette structure d’informations, ce sont les atomes, n’est-ce pas ? Et un grand nombre d’atomes assemblés forment une molécule. Et un grand nombre de molécules assemblées forment une cellule. Et un grand nombre de cellules assemblées forment un organe. Et tous les organes assemblés forment un corps vivant. Cela dit, il est inexact de dire qu’un être vivant se réduit à une collection d’atomes ou de molécules ou de cellules. Il est certain qu’un être vivant réunit des trillions d’atomes, des billions de molécules, des millions de cellules, mais n’importe quelle description qui se limiterait à ces données, même si elles sont vraies, pècherait par défaut, vous ne croyez pas ?
— C’est évident.
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